J’ai parlé avec une amie il y a quelques jours. Elle m’a demandé si j’avais déjà écrit un journal intime. J’ai réfléchi pendant un moment, et j’ai réalisé que non. Je me souviens qu’une fois, j’ai demandé à ma grand-mère de m’acheter un journal intime, c’était un très beau carnet rose (un luxe dans les années 2000). J’ai essayé d’écrire, mais après deux phrases, c’est devenu ennuyeux. Une fois, j’ai entendu dans un film que les gens heureux n’ont pas le temps d’écrire un journal intime, ils sont trop occupés à vivre leur vie. J’ai toujours cru en cela, vivre pleinement sa vie. Le plus triste du coup, c’est que si j’ai commencé à écrire un journal intime sans m’ennuyer, ça veut dire que je ne suis plus heureuse, dans une certaine mesure. Mais qui est heureux maintenant ? Dans des moments comme celui-ci… Ce journal est donc devenu mon ami en ces temps difficiles.
Aujourd’hui, j’ai trouvé un cheveu gris sur ma tête. Ces cinq dernières années, j’ai régulièrement voulu les teindre en rouge, mais je n’ai jamais osé. Un jour, j’ai décidé de le faire, mais ils ont refusé au salon de beauté, en disant que mes cheveux étaient tellement naturels, pourquoi le faire ? “Vous n’avez pas de cheveux gris. Non, je ne le ferai pas, si vous voulez vraiment les teindre, allez ailleurs”. Alors, je les ai laissés comme ça, et au fond de moi j’étais même un peu fier – “oh, je n’ai pas de cheveux gris !” Aujourd’hui, la vie a décidé que je devais avoir au moins un cheveu gris. On dit que les cheveux deviennent gris lorsqu’une personne devient sage, ou lorsqu’elle s’inquiète pour quelqu’un.
Je pense que j’ai mûri le 27 septembre 2020 : au moment du bombardement, lorsque nous sommes descendus au premier étage de notre bâtiment. Ou peut-être quand j’ai vu ma petite sœur trembler de peur (littéralement trembler). Ou peut-être quand mon frère est allé au front ? Je ne sais pas à quel moment précis, mais je suis sûr que c’était pendant cette guerre.
Désormais, les poissons sont sous ma responsabilité. Je ne me plains pas, je les aime beaucoup. J’ai déjà eu des poissons, mais ils sont morts un mois plus tard. C’était très triste. Et aujourd’hui encore, j’ai dit au revoir à leur propriétaire. Maintenant, nous attendons à nouveau son retour.
Je déteste le mot “attendre”, tout autant que le processus lui-même. C’est un phénomène ridicule quand on est impuissant, et que la seule chose donnée est l’inaction. Comment l’âme désobéissante d’une femme arménienne peut-elle suivre cela ? Elle coupe comme une lame d’un couteau pas très aiguisé. Tout ce qu’on peut faire c’est attendre : un frère, un ami, une réunion de ministres, de présidents, puis leurs déclarations. Et puis – essayer de deviner la véracité de ces déclarations. Et bien sûr, attendre la fin de la guerre. Nous sommes condamnés à attendre, hélas, il n’y a rien d’autre que nous puissions faire.
Malgré tout, pendant cette attente, il est encore possible de faire quelques petites choses.
Aujourd’hui, j’ai rendu visite à certains des résidents de Stepanakert dans l’un des abris. Il y avait quelques enfants. Pour être honnête, les voix des enfants me manquent beaucoup dans la ville. Je pensais qu’ils étaient tous partis. Mais les voici, ils vivent dans leur ville et ne vont nulle part. Je leur ai parlé. Leur mère m’a dit que lorsqu’une voiture est venue les chercher pour les emmener à Erevan, les enfants se sont mis à pleurer et ne voulaient pas partir. Ils ont dit : “Maman, s’il te plaît, laisse-nous rester ici ! Nous savons que tu as peur pour nous, mais c’est
notre maison, comment pouvons-nous la quitter ?” Et ils sont restés. Ils ne peuvent pas aller jouer dehors, ne peuvent pas voir leurs amis, ne peuvent pas voir leur père, mais surtout ne peuvent plus aller à l’école. Pour moi, c’est l’un des pires aspects de cette guerre, que les enfants soient privés de la possibilité d’apprendre. Vous vous rendez compte ? Au XXIe siècle, des enfants sont privés de leur droit d’apprendre. Comment le monde va-t-il vivre avec cela…
Je terminerai ce texte aujourd’hui par une histoire de la dernière guerre (première guerre de l’Artsakh, 1988-1994).. Il était une fois un garçon qui lisait un livre à la lumière d’une bougie. Son voisin lui demanda: “Hé, mon gars, qu’est-ce que tu fais ? Il y a une guerre en cours”. Et le garçon répondit : “Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu veux que je reste ignorant à cause de la guerre ? Alors ça non !”
Je pense que les gens comme lui représentaient à l’époque et encore aujourd’hui le socle de tout ce qui est bon et gentil dans ce mon.
Guerre du Haut-Karabakh: l’Armée de défense de l’Artsakh a abattu cinq drones