Brider une ONG, et le débat politique en Arménie, par David Ignatius*

La campagne contre les ONG appuyées par l’Occident se propage en Arménie, où un ancien ministre des affaires étrangères est accusé de « blanchiment d’argent » parce qu’il a accepté la contribution du père de l’ancien candidat à la présidentielle américaine Jon Huntsman pour soutenir les projets concernant la société civile.

La cible est Vartan Oskanian, un Arménien qui a fait ses études aux États et qui a exercé les fonctions de ministre des Affaires étrangères de 1998 à 2008, avant de lancer une organisation non gouvernementale appelée Civilitas. L’allégation est que la contribution de Jon Huntsman sénior, de près de 2 millions $, dont le détail est décrit sur le site de Web Civilitas, violerait les lois arméniennes.

Le cœur de l’affaire, selon les analystes en Arménie, est politique – et oppose une vision de l’Arménie pluraliste et ouverte aux débats et une autre inscrite dans la tradition russe d’un gouvernement autoritaire de style soviétique. Le Service de sécurité nationale arménien a fait levé l’immunité parlementaire d’Oskanian, ce qui d’après les médias locaux constitue à un prélude à des poursuites pénales.

Ces poursuites contre Oskanian prennent leurs racines en 2012 dans son alliance avec le parti d’opposition Arménie Prospère, qui avait annoncé qu’il ne soutiendrait plus la coalition avec le parti du Président Sarkissian au pouvoir. Le gouvernement de Sarkissian a été un allié solide de la Russie ; Oskanian est considéré comme plus indépendant et potentiellement pro-occidental.

La bataille juridique qui se livre à Erevan, capitale de l’Arménie, pourrait s’apparenter à un petit numéro de cirque sur la scène mondiale, mais il illustre une tendance importante et inquiétante. A Moscou et dans d’autres anciennes capitales soviétiques, les ONG sont prises en tenaille par les autorités, qui les considèrent comme des vecteurs potentiels de protestation populaire et de changement politique. Ce mois-ci, la Russie a annoncé qu’elle expulsera l’Agence américaine pour le développement international, qui a financé de nombreuses ONG russes. Une fermeture similaire est manifeste en Azerbaïdjan, en Ukraine et au Belarus, ainsi que dans de nombreux pays musulmans, comme l’Egypte et le Pakistan.

Le cas de Civilitas est intéressant en partie à cause de l’implication du père de Jon Huntsman. Ce dernier est un philanthrope actif en Arménie depuis le séisme de 1988 et il a donné selon Civilitas jusqu’à 20 millions de dollars à des oeuvres arméniennes. Lorsque la Huntsman International, une entreprise familiale, a décidé en 2010 de fermer sa filiale arménienne, la Huntsman Building Products, la société s’est engagée à verser ses actifs à Oskanian au profit de Civilitas. Leur vente a produit environ 2 millions de dollars, dont 577 000 $ ont été versés directement à Civilitas et 1,4 million de dollars à Oskanian, pour les activités futures. (Oskanian a déclaré avoir déjà envoyé un autre montant de 548 000 à Civilitas, le reste étant à suivre.)

Civilitas édite un journal et une émission d’information télévisuelle sur Internet, qui sont les voix indépendantes dans un pays où la plupart des médias sont contrôlés par le gouvernement. Oskanian et Civilitas ont attiré des dons internationaux, y compris les subventions du gouvernement de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Norvège, de la Pologne, de la Suisse, du Royaume-Uni et des États-Unis. Ils ont également reçu des dons privés provenant de la Fondation Eurasia Partnership et le German Marshall Fund (GMF). ( Pour information : je suis moi-même expert auprès de la GMF et j’ai rencontré Oskanian lors de plusieurs conférences internationales.)

John Heffern, l’ambassadeur américain en Arménie, a rendu visite à Civilitas en juin, avec un groupe d’ambassadeurs européens, puis s’est entretenu avec un journaliste de Radio Free Europe / Radio Liberty Arménie. Il a qualifié l’action menée contre l’organisation de « troublante » et a ajouté : “Civilitas est un partenaire très important pour nous, et nous pensons qu’il est très important pour la politique de l’Arménie et les médias ». Civilitas dispose d’un conseil consultatif international qui compte parmi ses membres Stephen Bosworth, un ancien ambassadeur américain, doyen de l’Université Tufts Fletcher School de droit et de diplomatie, où Oskanian a obtenu un diplôme d’études supérieures.

Ces initiatives contre Oskanian et Huntsman, deux personnalités de premier plan et largement respectées, sont effrayantes parce qu’elles illustrent à quel point les autorités sont enclines à se mettre dans le sillage des anciennes républiques soviétiques en limitant le débat. Il y a encore quelques années, les ONG et les projets de sociétés civiles foisonnaient en Russie et parmi ses anciens satellites, contribuant à donner une ambiance cosmopolite aux capitales ternes de l’ancien empire soviétique. Dans la perspective de mettre un terme à la contamination occidentale, on voit aujourd’hui une porte se refermer sur les ONG, qui avaient permis et encouragé le libre débat politique.

David Ignatius, (journaliste au Washington Post)