Par Valentin Chesneau-Daumas
Origine des tapis
Il faut remonter loin, très loin pour comprendre d’où viennent les tapis arméniens. Après l’ère glaciaire, la Mésopotamie devient le berceau de l’agriculture. C’est ici, entre les fleuves Tigre et Euphrate qu’on retrouve les toutes premières traces d’élevage. Au nord de cette région qu’on appelle aussi croissant fertile se trouvent les hauts plateaux arméniens. La région qui est aujourd’hui en grande partie en Turquie, à une altitude moyenne de 2000 mètres, est l’origine de l’eau de ces fleuves. On a les preuves que les populations ont, de manière très primaire, commencé la domestication des animaux sauvages et en particulier d’une espèce locale de mouflon, ovis gmelini gmelini armeniaca. C’est naturellement que la laine et les peaux étaient alors exploitées pour divers usages.
Des recherches ont mis au jour que les Arméniens, durant le siècle qui a précédé Jésus Christ, réalisaient d’énormes paniers tressés et descendaient les fleuves avec à l’intérieur une panoplie de marchandises qu’ils allaient vendre plus au sud. Les Égyptiens nommaient d’ailleurs ces vendeurs “le peuple de la rivière”. Malheureusement ces tressages n’ont pas laissé de traces car faits en matière organique. Mais des poteries ont été retrouvées avec comme ornements les motifs des paniers. Dans la grotte d’Areni-1, située en république actuelle d’Arménie, région de Vayots Dzor, un fragment de textile a récemment été découvert en plus de la fameuse chaussure en cuire tressée datée de 5500 ans avant JC. Ce morceau d’habit prouve que, déjà à cette époque, des techniques avancées de tissage de la laine fine étaient connues. Il semblerait que l’inspiration soit venue des nids d’oiseaux, avec l’entremêlement de roseaux et de diverses plantes avant de commencer l’utilisation des fils de laine.
Le plus ancien tapis connu au monde a été découvert dans les montagnes de l’Altaï en 1947. Il porte désormais le nom de la vallée où il était prisonnier des glaces, la vallée de Pazyryk. Particulièrement bien conservé, il est daté d’environ 2500 ans avant JC grâce à un test au carbone 14 et est actuellement visible au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Ce tapis, grâce à ses ornements et motifs, donne de nombreuses informations sur le fait que d’autres tapis étaient déjà utilisés comme selle de cheval par exemple. On peut également y voir le renne rouge arménien, animal qui a été pendant des siècles abondant sur les hauts plateaux arméniens et qui désormais est quasiment éteint. Ces motifs seront utilisés jusqu’à présent.

Tapis de Pazyryk, musée de l’Ermitage
Motifs et couleurs
Les motifs des tapis arméniens sont difficiles à expliquer d’après Hratch Kozibeyokian, spécialiste américain, car “chaque auteur de livre s’inspire des livres qui existent déjà”. Selon lui, un même dessin peut signifier des choses différentes en fonction de la région d’où il vient. Selon lui, “il est très pertinent de comparer les motifs des tapis aux dialectes régionaux parlés il y a plusieurs siècles”. Ils étaient plusieurs centaines aux quatres coins des plateaux arméniens, allant d’une petite variation à une totale différence de l’un à l’autre. C’est exactement pareil pour les ornements des tapisseries et des habits. Il y a tout de même des récurrences qui sont évidentes comme le chiffre 8. En armenien, 8 se prononce “ut”, et l’infini “ansahmanut’yun”. On remarque “ut” en fin de mot, et les étoiles sur les tapis arméniens ont majoritairement 8 branches. Ce motif, selon les familles et les régions peut aussi se transformer en une sorte de roue, symbolisant elle aussi l’infini.
Les dragons sont aussi des symboles très présents, sous diverses formes, allant de la représentation en forme de serpent ou mille-pattes comme dans l’imaginaire collectif à des lignes beaucoup plus abstraites. On parle de tapis de type “vishapagorg”, littéralement tapis de dragons. Lors de l’apparition du christianisme, le dragon est parfois devenu une colombe. Hratch Kozibeyokian remarque avec amusement que l’on a transformé la symbolique du prédateur en prédaté. Cependant, une chose est commune avec ces dragons : la direction dans laquelle ils se tournent indique ce qu’ils protègent (souvent le symbole de l’infini quand ils sont tournés vers l’intérieur du tapis, ou des agressions extérieures quand c’est vers l’extérieur).
Si l’on observe les tapis arméniens, la presque totalité de ceux d’avant la période soviétique ont un fond rouge. Cette couleur vient de la cochenille d’Arménie : Vordan Karmir, historiquement abondante dans la vallée de l’Ararat, au sud de l’actuelle Erevan. Le village d’Ararat, situé dans la région homonyme, était même surnommé “la ville des teinturiers”. Ce petit insecte de quelques millimètres vivant sous terre était séché puis broyé en une poudre très fine, et en fonction des solvants et métaux ajoutés, cela donnait une couleur variant du pourpre au rouge vif. C’est sans aucun doute la marque de fabrique des tapis dits arméniens. Aujourd’hui ce petit insecte a presque disparu et est protégé en Arménie avec des espaces totalement préservés par des fonds privés et gouvernementaux.
Les autres couleurs des tapis proviennent d’éléments naturels comme la peau de la grenade, fruit plus qu’abondant dans le sud de l’Arménie, ou de fleurs récoltées au printemps sur les prairies, puis séchées.

Ingrédients pour la préparation des teintures, Woolway studio, Argavand
Période soviétique: de l’artisanat à l’usine
Pendant la période soviétique, le tapis est devenu un élément important dans le logement, et ce pour diverses raisons. Les immeubles d’habitations construits en URSS ont été élevés avec des matériaux d’assez mauvaise qualité. Le froid de la Sibérie et le bruit de la télévision du voisin s’invitaient sans problème dans les khrouchtchevkas rendant le quotidien peu agréable. La laine étant un excellent isolant phonique et thermique, il est évident que les populations de l’époque ont commencé à accrocher des tapisseries au mur et à les utiliser comme couverture, ou simplement à les poser par terre pour se protéger du froid glacial d’un sol d’hiver. Les couleurs vives étant plus agreables que le gris ou le blanc, et les russes ayant un gout prononcé pour les décorations riches, le tapis est également devenu un élément de décoration incontournable.
D’autre part, les broderies et tissages ont toujours eu une connotation de richesse. Ainsi, posséder et exhiber ses tapis, comme c’était le cas pour les rois, empereurs et autres seigneurs depuis toujours, était un moyen de prouver un certain niveau de vie. Le prix d’un tapis d’usine en 1960 pouvait représenter plusieurs mois de salaire pour un travailleur moyen, s’en offrir un était une preuve évidente de richesse.
L’Union soviétique englobait un certain nombre de régions ayant une grande tradition pour le tissage comme l’Asie centrale ou le Caucase. Il est donc logique que l’industrie du tapis devint un secteur majeur de l’économie et de l’art russe.

Tapis au mur d’une maison arménienne
Ainsi l’URSS a mis de côté le fait main pour procéder à la construction de gigantesques usines aux quatres coins de son territoire pour répondre à la demande. Plus question de mettre la qualité au centre du processus, mais la quantité. La laine n’est plus locale mais importée du monde entier, la teinture n’est plus réalisée avec des fleurs sauvages mais avec des colorants artificiels provenant de l’industrie chimique en plein développement. Les usines abritent un nombre de machines impressionnant permettant de produire toujours plus, en dehors de toute tradition, avec des motifs n’ayant plus aucune relation avec l’art ancestral du tapis. Le territoire arménien n’est pas en reste avec l’implantation de fabriques dans les vallées industrielles du nord de l’Arménie, à Dilijan ou encore à Ijevan. Ces usines ont fonctionné jusqu’à la chute de l’Union en 1991 mais certaines d’entre elles ont continué à produire. Ainsi celle d’Ijevan, ouverte en 1964 et où 2500 personnes travaillaient à son apogée, était la troisième plus grande usine de tapis de l’Union soviétique. Elle a été fermée progressivement, avec l’arrêt de certaines machines en 2006, 2010, avant le coup final en 2016.

Usine de tapis d’Ijevan, 2024

Anciennes machines dans l’usine de tapis d’Ijevan, 2024
Les initiatives de ces trente dernières années
Depuis l’arrêt de la fabrication industrielle il y a quelques décennies, l’Arménie tente de faire revenir ces traditions familiales dans les villages et de faire de cet art un porte drapeau à l’international. Il y a quelques mois, en novembre 2023, le ministère de l’éducation et de la culture annonçait l’ouverture prochaine d’un musée du tapis à Erevan, sans toutefois donner de calendrier précis. Il y a une réelle volonté de ramener le tapis et sa fabrication sur le sol qui l’a vu naître quatre millénaires plus tôt. Au rang des mesures concrètes, on peut noter que l’homme d’affaires James Tufenkian, riche collectionneur de tapis et propriétaire de la société éponyme s’emploie activement à faire redémarrer cet artisanat et à faire perdurer cette mémoire. Il expose en ce moment même au musée national d’Erevan une partie de sa collection, aux côtés de pièces appartenant à l’institution. Sa société Tufenkian Artisan Carpets est une des seules encore en activité en Arménie.
Hratch Kozibeyokian est un personnage incontournable lorsque l’on parle des tapis arméniens. Historien, collectionneur et “docteur pour tapis” selon la formule du New York Times, il est né en Syrie et est maintenant basé aux USA. Il est à la tête de l’Armenian Rugs Society. C’est une organisation qui œuvre pour la sauvegarde et l’enseignement de l’artisanat traditionnel armenien de la tapisserie. “En 1980, les tapis arméniens étaient vendus partout comme turcs ou au mieux caucasiens”. Il fallait impérativement faire connaître au monde l’histoire de ces tapis et leur origine exacte. “Pendant la période soviétique, il était impossible de faire du business personnel, si on voulait faire un tapis, il fallait aller à l’usine. Le savoir-faire disparaissait”. C’est de cette peur de l’oubli et de l’ignorance que se nourrissent les actions de la fondation depuis quarante ans, comme l’enseignement de l’art du tissage aux petites filles dans les villages ou la publication de livres et catalogues.

Jeune fille tissant, Noyemberian, Tavush, Arménie
Mergerian Carpet ou Artsakh Carpets sont d’assez gros producteurs historiques en Arménie mais il existe quelques plus petites entreprises qui permettent aux femmes des villages d’avoir accès à un réseau de vente développé. The Rug Code est le parfait exemple de ces nouvelles sociétés qui mettent en avant le savoir-faire local et qui prouve qu’un marché est disponible pour des tapis faits à la main, made in Armenia.

Tapis en fabrication chez Woolway studio, Argavand

Tapis en fabrication dans une maison familiale
Les tapis d’Artsakh, loin de leur terres d’origine
La région autonome d’Artsakh est et a été depuis toujours un haut lieu de l’art. Bien que la province soit célèbre pour son architecture, en particulier religieuse, elle l’est aussi pour ses tapisseries. Parmi les tissages arméniens les plus anciens et les plus connus recensés aujourd’hui, un grand nombre ont été réalisés dans cette région, en particulier des tapis aux motifs de dragons ou d’aigles, animal très présent dans les montagnes du Karabakh. Cependant, depuis des décennies l’Azerbaïdjan tente d’accroître son influence et de réécrire l’histoire, de manière à légitimer ses guerres menées contre l’Artsakh depuis plus d’un siècle. Ainsi les motifs, souvent religieux, sont détournés de leur origine dans un révisionnisme d’État orchestré par le gouvernement d’Aliev. Ainsi les Oudis, communauté chrétienne azerbaïdjanaise, se voient poussés à revendiquer le patrimoine ecclésiastique de la province arménienne, désormais aux mains du pays voisin. Le travail de recensement et de contrôle du patrimoine est désormais très compliqué, et est notamment réalisé grâce à des surveillances satellitaires traitées par l’organisation Monument Watch et par quelques sources journalistiques. Cette méthode est efficace pour des monuments visibles depuis l’espace mais elle est naturellement inutile pour le “petit” patrimoine qui était détenu par les familles et dans les quelques musées de la région.
À Chouchi, une tradition du tapis perdurait depuis des centaines d’années, avec un point d’orgue en 2011 lorsque le musée du tapis est ouvert par Vardan Astsatryan avec une collection réunissant près de 300 pièces. Lors de la guerre en 2020, près de deux tiers ont été rapatriés et sauvés sur le sol armenien et le dernier tiers est resté sur place. La page Wikipedia du musée indique désormais qu’il est une branche du musée national des tapis de Bakou et il est difficile de dire si ces œuvres d’art sont toujours bien conservées, et dans quelles conditions. Preuve que l’art du tapis intéresse et est un medium de réécriture de l’histoire de l’art, Aliev et sa femme ont en personne inauguré la réouverture du musée en 2021, avec les collections restantes… Plus récemment, lors de la guerre puis l’annexion par l’Azerbaïdjan de l’Artsakh et l’exode de la population vers le territoire arménien, de nombreuses voitures ont été vu transportant des tapis dans leurs coffres et sur leurs toits mais il est presque impossible d’évaluer la quantité préservée et un grand travail d’investigation doit encore être mené.
En 2013, Artsakh Carpets est fondé à Stepanakert, employant une centaine de personnes sur 5 sites différents. Les ateliers produisent des tapis typiques de cette région mais également des habits, des sacs, des nappes etc… C’est une entreprise majeure de l’artisanat arménien qui a subi de plein fouet la guerre et l’invasion récente par l’Azerbaïdjan de la région. Après la guerre des 44 jours en 2020, la société avait déjà dû fermer son usine de Chouchi et garder ouvertes seulement celles de Stepanakert et Chartar. L’intégralité des métiers à tisser, tapis et machines qui étaient sur place ont été perdus et ce fut un premier coup dur économique.
Comme la quasi-totalité de la population locale, l’organisation a dû fuir dans l’urgence vers l’Arménie “continentale” à la suite des événements de Septembre 2023, laissant derrière elle tout ce qui avait été créé depuis plus de dix ans. L’entreprise ayant une boutique à Erevan depuis sa fondation, quelques métiers à tisser ont été montés dans l’urgence dans ces locaux, permettant à cinq personnes de travailler depuis. Les produits disponibles dans le magasin ont été rapatriés au fur et à mesure au cours des dernières années mais une grande partie du stock est restée en Artsakh, et la société tente tant bien que mal de survivre.
Les hauts plateaux arméniens ont donc vu naître les prémices du tissage il y a près de 4000 ans. Aujourd’hui, le pays tente de relancer l’artisanat qui a été effacé pendant la période soviétique et a compris les enjeux que représentent ces tapis vis-à-vis de l’histoire.