Par Ani Paitjan
En Arménie, des psychologues de l’organisation locale Empatia et Santé Arménie, un collectif de médecins bénévoles venus de France sillonnent les villages aux alentours d’Erevan. Ils se rendent auprès des déplacés de force de l’Artsakh pour traiter les traumatismes de la guerre et de l’exil.
Bardzrashen, sous l’Ararat
Sur la route rocailleuse qui lie Erevan à la province d’Ararat, le mont du même nom exhibe sa belle tenue blanche enneigée. Dans la voiture, Mélinée et Arevik tracent le déroulé de leur journée. “A Bardzrashen, nous n’avons qu’une famille à voir. Mais cela prendra certainement une à deux heures. Puis, ce sera au tour de Marmarashen: trois familles nous y attendent,” dit Mélinée.
Mélinée Atsatryan et Arevik Adamyan sont psychologues. Deux fois par semaine, elles traversent quelques kilomètres en voiture pour se rendre dans les villages du marz (“province” en arménien) afin d’offrir une aide psychologique aux familles d’Artsakh installées depuis quelques mois seulement dans la région arménienne.

“Le nombre de familles venues d’Artsakh dépend d’un village à l’autre. On essaie de faire en sorte de parvenir à voir toutes les familles. Mais les ménages qui ont des besoins psychologiques plus urgents peuvent faire directement appel à nous et on les voit à chaque visite pour pouvoir passer un plus long moment avec eux. On travaille plus longtemps avec eux pour arriver à un résultat,” nous explique Mélinée.
Mélinée et Arevik travaillent pour le centre d’aide psycho-social Empatia. À l’origine, le centre a vu le jour à Stepanakert, la capitale de l’Artsakh (ou Haut-Karabakh) en 2015. Les psychologues et les fondateurs d’Empatia sont eux-mêmes de l’Artsakh. La petit république, encastrée dans l’Azerbaïdjan, est un territoire peuplé majoritairement d’Arméniens et qui, à la chute de l’Union soviétique, s’est battue contre l’Azerbaïdjan pour obtenir son indépendance. Après plus de trente ans d’autonomie, l’Azerbaïdjan d’Ilham Aliyev a eu raison de l’Artsakh. En l’espace de 24 heures, le 19 septembre 2023, les forces azerbaïdjanaises ont entièrement envahi le territoire après avoir soumis la population de 120 000 Artsakhiotes à 9 mois de blocus et de famine. L’étape finale de l’agression azerbaïdjanaise, entamée durant la guerre de 44 jours en 2020, n’aura duré qu’un jour. Le peuple affamé de l’Artsakh a baissé les armes. Les 120 000 habitants de la petite république ont refusé de vivre sous le joug autoritaire et sanguinaire du dictateur azerbaïdjanais. Tous ont quitté de force leur terre natale, laissant leurs maisons derrière eux, n’emportant que leurs souvenirs.

Mélinée Atsatryan est psychologue a Empatia depuis 2018 et vivait à Stepanakert avant d’être exilée de force de l’Artsakh.
De l’Artsakh à l’Arménie, l’expérience traumatique
Les travailleurs du centre ont dû eux-même quitter l’Artsakh. Mais le travail d’Empatia se poursuit, depuis l’Arménie.
Anahit Lalayan est la cofondatrice du centre psycho-social. Pour elle, poursuivre leur travail avec les bénéficiaires du programme est une suite logique de leur mission.
“Le travail que nous menons actuellement est de courte durée. Nos séances se font avec des personnes qui ont vécu un événement extrêmement traumatisant et nous leur offrons des soins mentaux d’urgence, en quelque sorte. Le travail que nous faisons dans le centre et l’objectif que nous avons d’étendre la mission à d’autres territoires est un travail à plus long terme. Car nous savons que les troubles de stress post-traumatiques se manifestent bien plus tard,” nous explique-t-elle.

Arevik Adamyan est psychologue pour enfants à Empatia depuis 2020. Elle est elle-même une exilée de l’Artsakh.
Arrivée à Bardzrashen. C’est un petit village dont les rues sont désertes et où, de temps en temps, le bruit d’une tronçonneuse retentit au loin. Mélinée et Arevik sont accueillis par M. et G., le couple a préféré rester anonyme. Le père, G., reste à l’écart de la séance psy. Une cigarette dans la bouche, il préfère aiguiser les dents de sa scie pour couper le bois. En ce mois de février, l’hiver n’a pas encore quitté le sol et l’air froid des montagnes. La modeste petite maison qui abrite M., G. et leurs six enfants doit être chauffée au feu de bois pour les tenir au chaud. Aujourd’hui, Mélinée discute avec la maman, M. et sa fille qui doit avoir une vingtaine d’années. Cette famille, comme presque toutes les personnes du Haut-Karabakh, a été témoin d’atrocités et a dû traverser des expériences particulièrement douloureuses.


“Lorsque les soldats Azerbaïdjanais se trouvaient près de leur village, ils ont dû fuir. C’était une question de vie ou de mort. Ils ont pris le chemin de la forêt pour s’échapper. Ils sont partis sans rien prendre. Pas de vêtements, de nourriture, rien. Ils ont dû se cacher dans la forêt avec la peur de se faire prendre par les Azerbaïdjanais.. Ils se sont nourris de petites baies et ont marché sans arrêt jusqu’au prochain lieu sûr. La fille a vécu une expérience très traumatisante. Pendant la guerre de 2020, elle s’est retrouvée seule, entourée de cadavres,” nous raconte Mélinée.
Selon la psychologue, les conséquences psychologiques sur la jeune fille sont très sérieuses. Elle souffre maintenant d’insomnie chronique et est sujette à de fréquents cauchemars. “Voila pour l’instant comment le trauma s’exprime. Mais il n’est pas possible de savoir comment cela évoluera plus tard. C’est pour ça que notre présence dans leur environnement est cruciale,” ajoute Mélinée.

Le soutien français inconditionnel
Au total, quatre psychologues font la tournée des villages. C’est avec le soutien de Santé Arménie, une organisation de soins de santé française qu’Empatia a pu poursuivre l’aventure de l’Artsakh à l’Arménie. Santé Arménie, c’est un projet ambitieux et profondément humain. L’organisation a vu le jour en France, au sortir de la guerre de 2020. Un petit groupe d’Arméniens de France, préoccupé par le drame que vivaient les Arméniens dans le Caucase, se sont affairés à créer un collectif de médecins bénévoles. Ces docteurs sont spécialisés dans différents domaines d’expertise allant de la psychiatrie, à la pédiatrie en passant par les soins intensifs, la cardiologie et bien d’autres domaines.

Le professeur Arsène Mekinian, spécialiste en médecine interne et Nadia Gortzounian, présidente de l’UGAB France et Europe, sont au premier plan du projet. Depuis sa création, l’organisation a pris de l’ampleur et s’est implantée dans le paysage arménien de façon plus assurée. Aujourd’hui, plus de 200 volontaires sont mobilisés en France, Suisse, Belgique et Espagne. L’organisation finance plus de 40 salariés travaillant en Arménie et tous les soins prodigués sont gratuits. Le pôle “psy” de l’association fonctionne à plein régime. Parmi ces spécialistes, Anahit Dasseux Ter-Mesropian et Irène Nigolian, offrent leur temps, leur cœur et leur énergie au pôle “psy” du collectif. L’une basée en France, l’autre en Suisse ferment les portes de leur cabinet tous les trois mois pour se rendre dans les chaînes du Caucase et contribuer à l’aide aux Arméniens.
“Le but de Santé Arménie, c’est que ça s’inscrive dans la durée, dans la pérennité. Dans l’aide immédiate mais aussi dans la construction de lien, de formation, de professionnalisation et d’échange de compétences. Et qu’on puisse être, chaque fois que c’est nécessaire, une colonne vertébrale auprès des professionnels ici et instaurer des programmes ensemble,” nous explique Anahit Dasseux Ter-Mesropian, psychologue clinicienne et psychanalyste.
Des traumas de la Première guerre mondiale
Irène Nigolian, médecin psychiatre pour adulte et enfant-adolescent et psychanalyste, a été elle-même témoin des dégâts dévastateurs de la guerre sur les jeunes soldats de 18-20 ans, a peine sortis de l’adolescence.
“ C’étaient des soldats qui étaient toujours en fonction mais qui avaient développé des troubles fonctionnels.
Je peux témoigner auprès de vous des adolescents qu’étaient ces soldats. J’ai pu me rendre compte de l’énorme différence de ces traumatismes aigus, gravissimes. Certaines situations étaient très proches de ce qui est décrit dans la littérature des traumas de la 1ere guerre mondiale. La comparaison avec ma clinique quotidienne était vraiment difficile. Ce qui fait que pour moi, c’était presque comme un nouveau métier que d’avoir affaire à ces pathologies,” relate Irène Nigolian.

Dans la société arménienne, comme dans toute la région caucasienne, faire appel à un professionnel de la santé n’est pas monnaie courante. La pratique est encore taboue. Par honte, par peur ou par déni d’un problème.
“Il y a un désert médical. Et encore plus dans les régions éloignées de la capitale. Il y a une méconnaissance de la possibilité de la prise en charge de la santé mentale. Ce qu’on entend de manière récurrente c’est “je ne suis pas faible, je ne suis pas fou”. Pour un soldat “je ne suis pas faible”, c’est un signifiant important. Je crois que d’offrir la possibilité aux personnes de pouvoir confier ça et de déposer leur crainte et leurs questions auprès de professionnels, c’est extrêmement important. Et il est nécessaire d’envoyer des équipes mobiles. D’abord parce qu’ils n’ont pas connaissance que ça existe. Ensuite, parce qu’ils n’ont pas non plus les moyens de locomotions et financiers,” nous dit Anahit Dasseux Ter-Mesropian.
Des phénomènes psychosomatiques chez les enfants et les adultes
La cofondatrice du Centre Empatia, Anahit Lalayan, s’occupe de sonder les esprits des Artsakhiotes depuis le début des années 1990. Elle-même psychiatre, Anahit Lalayan a été témoin des dégâts que les guerres qui ont rythmé la vie dans l’Artsakh ont provoqué sur la population. Deux guerres et une invasion plus tard, son constat est plutôt alarmant.
“Chez les enfants, les traumatismes se manifestent sous forme de peur, des phénomènes psychosomatiques, d’incontinence, des problèmes de bégaiement,” développe Lalayan.
“Chez les adolescents, on remarque de profonds problèmes de confiance en soi. Cela est dû à la situation d’incertitude face à l’avenir, au sentiment d’être sans défense. On remarque aussi un sentiment de peur, de panique, beaucoup se retrouvent dans des états phobiques. Dans un nouvel environnement, beaucoup de ces jeunes éprouvent d’énormes difficultés à sociabiliser et se renferment davantage sur eux-mêmes.”

Pour les adultes, le stress post-traumatique se distingue par des phénomènes psychosomatiques souvent d’ordre physique. Parmi ces troubles, on retrouve des palpitations au cœur, des migraines chroniques, une tension élevée, etc. Au niveau mental, Lalayan admet avoir remarqué des signes flagrants de pré-dépression, des cas de manifestation de crise de panique récurrente et des cas de violence. “Dans les relations interpersonnelles, nous avons remarqué davantage de situations conflictuelles. Il y a une forte augmentation de l’agressivité verbale et parfois de la violence physique au sein de certains foyers,” poursuit Lalayan.
De tragédie en tragédie
Après deux heures de discussion, un café et quelques emballages de bonbons ouverts, Mélinée et Arevik sortent et disent au revoir à M. et G. Elles reviendront dans une dizaine de jours.

C’est au tour du village de Marmarashen, situé à 25 min en voiture de Bardzrashen. Mélinée et Arevik iront rendre visite à une famille dont le père est décédé après une explosion. Lors de l’évacuation chaotique des 120 000 Arméniens d’Artsakh suite à l’invasion azerbaïdjanaise, des centaines de personnes se sont rendues dans un entrepôt de carburant près de l’autoroute Stepanakert-Askeran. Ils étaient pour la plupart des hommes, jeunes adolescents ou hommes d’âges moyens. Ils venaient s’approvisionner en carburant pour faire sortir leur famille de ce qui était devenu pour eux un enfer. Une tragédie en entraînant une autre, une puissante explosion de l’entrepôt a conduit à la mort d’au moins 280 personnes et a fait 120 blessés.
Le corps entièrement calciné du père de famille de Marmarashen a été retrouvé grâce aux tests ADN. En raison de l’état du corps, la famille n’a pas pu le voir. “A cause de cela, ni la mère ni les enfants n’acceptent la mort du père,” nous explique Arevik, psychologue pour enfants. “Les enfants ont 4, 9 et 12 ans. Pour l’instant ils sont brisés et ne veulent pas se résoudre à croire que leur papa est mort. Ils vivent entièrement dans le déni. Ils me disent que leur père va bientôt revenir les chercher et qu’ils vont retourner chez eux, dans l’Artsakh,” poursuit-elle.

La mère des petits comprend consciemment que son mari est parti. Pourtant, selon Arevik, elle vit dans le déni. “ Dans les cas où il n’y pas de corps pour prouver la fatalité de l’événement, les proches ont beaucoup de mal à accepter la réalité,” dit Arevik.
A chaque visite, Anahit passe une ou deux heures à jouer avec les enfants. C’est à travers les jeux, les dessins et d’autres ateliers bricolage que les langues se délient. Les enfants sont toujours heureux de voir Melinee et Arevik. Pour eux, c’est un moment où ils peuvent confier leurs émotions, à travers des activités ludiques. Une façon d’exprimer leur douleur dans le réconfort des crayons de couleurs et des pâtes à modeler, en somme. Arevik insiste, les enfants se sentent beaucoup plus à l’aise avec une psychologue qui parle dans leur dialecte. Cela les met en confiance, “on est entre nous en quelque sorte. Ils nous disent, que nous, on comprend ce qu’ils ressentent parce que nous aussi nous avons vécu des expériences similaires,” dit Arevik.
Agir sur le long terme
Anahit Lalayan, Anahit Dasseux Ter Mesropian et Irène Nigolian tirent la sonnette d’alarme. Si la santé mentale de ceux qui ont connu les atrocités de la guerre et de l’exil n’est pas prise en charge sur le long terme, c’est une société arménienne psychologiquement fragilisée qui risque d’émerger.
“Les troubles de stress post-traumatique prennent beaucoup de temps à mûrir, cela peut prendre des années avant de se manifester: un an, cinq ans, dix ans. Le travail d’urgence que nous faisons actuellement servira à adoucir un peu les symptômes qui se manifesteront plus tard,” dit Anahit Lalayan.
“Le revers un tout petit peu positif de cette guerre c’est que la santé mentale devient une priorité pour l’Arménie. Pour que ce travail puisse être dans la permanence et aussi dans la croissance, il faut tous ces salariés engagés par Santé Arménie. Parce que, malheureusement, les besoins sont en augmentation permanente,” ajoute Anahit Dasseux Ter-Mesropian.
Les guerres et conflits occuperont des pages entières à l’avenir et des livres qui leur sont dédiés seront publiés. Souvent, les personnes qui y figureront ne seront que des chiffres, des “nombres de morts et de blessés.” Ce que l’on lira rarement, ce sont les histoires similaires à celle de M. et G. ou de la petite famille de Marmarashen, dévastée par les bombes. Le travail de Santé Arménie et d’Empatia est un projet à la fois ambitieux et laborieux, mais également crucial pour que la vie se poursuive de la façon la moins douloureuse possible.
