Les perspectives de rapprochement de l’Arménie avec l’UE sont incertaines et risquées

Par Archalouis Mgdesian

Le véritable changement de cap en politique étrangère de l’Arménie nécessite des sacrifices importants, que ni Erevan ni Bruxelles ne sont prêts à faire actuellement.

Au cours de l’année écoulée, l’Arménie, qui se trouvait dans la sphère géopolitique russe depuis plus de trois décennies, a pris de plus en plus de mesures pour se rapprocher de l’Occident. Certains experts estiment que dans un contexte de tensions croissantes avec ses “alliés traditionnels”, un revirement en politique étrangère d’Erevan, de Moscou vers Bruxelles, n’est qu’une question de temps.

Mais est-ce vraiment le cas?

Fin juillet, le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’UE a pris deux décisions importantes qu’Erevan a qualifiées d'”historiques” . Cela concerne le chemin menant à l’intégration européenne. Premièrement, entamer un dialogue sur la libéralisation du régime des visas avec l’Arménie et deuxièmement, allouer 10 millions d’euros d’aide aux forces armées arméniennes par le biais du Fonds européen pour la paix.

Pour obtenir un régime sans visa, l’Arménie devra mettre en œuvre de nombreuses réformes dans divers domaines. Parmi les principales conditions de l’UE figurent l’introduction de passeports biométriques, la mise en place d’un système d’assurance maladie, l’adoption de normes de lutte contre toutes les formes de discrimination et l’amélioration du contrôle aux frontières.

Selon les estimations des autorités arméniennes, avec un travail efficace, le gouvernement est capable de remplir ces obligations en trois à cinq ans. Mais même après avoir satisfait à toutes les exigences, l’octroi d’un accès sans visa à l’UE n’est pas garanti.

Le fait est que la question du régime sans visa est moins technique que politique. Et elle est étroitement liée aux risques de migration. Par conséquent, la décision finale dépendra de la conjoncture politique au sein de l’UE au moment de son adoption. Et compte tenu de la tendance actuelle au renforcement des sentiments de droite et de la sensibilité accrue à la question migratoire en Europe, l’Arménie pourrait se heurter à des obstacles supplémentaires quant à cette question.

La décision de Bruxelles d’entamer des négociations avec Erevan sur la libéralisation du régime des visas et d’accorder une aide à la défense, même si elle est d’une ampleur symbolique, a encouragé les cercles pro-occidentaux en Arménie, dont le nombre augmente ces derniers temps.

Quant à Moscou, elle a été,de facto, le partenaire exclusif d’Erevan dans le domaine de la sécurité depuis l’effondrement de l’URSS. Mais cette coopération s’essouffle depuis la guerre de 2020 qui a opposé l’Arménie à l’Azerbaïdjan. La coopération militaro-technique avec la Russie est passée de 96 % à moins de 10 % de l’ensemble des achats d’armes du pays au cours des 18 derniers mois. Désormais, la France et l’Inde sont les principaux partenaires de l’Arménie dans ce domaine.

L’ampleur de la dépendance vis-à-vis de la Russie

Malgré la réduction d’achat aux Russes dans le domaine des fournitures militaires, l’Arménie reste étroitement liée au marché russe sur le plan économique. La guerre en Ukraine a entraîné un afflux important de personnes et de capitaux de Russie en Arménie, ce qui a contribué à la croissance économique du pays.

À la suite des changements géopolitiques et des sanctions économiques contre la Russie, l’Arménie s’est retrouvée dans une position unique d’intermédiaire dans le commerce international. Les échanges commerciaux avec la Russie ont presque triplé depuis le début de la guerre, ce qui a entraîné un renforcement marqué des liens commerciaux et économiques de l’Arménie avec les Émirats arabes unis et la Chine.

L’Arménie est devenue un maillon intermédiaire pour la réexportation de pierres précieuses et d’or russes vers ces pays. En conséquence, la Russie, les Émirats arabes unis et la Chine sont devenus des acteurs clés dans les relations économiques extérieures de l’Arménie, représentant ensemble plus de 73 % du commerce extérieur total du pays. Une part importante de ce chiffre d’affaires a été assurée précisément par la Russie.

La dépendance de l’Arménie à l’égard de la Russie s’accroît également dans le secteur énergétique. Ainsi, le compagnie énergétique russe, Gazprom, est un fournisseur de gaz qui possède un quasi monopole à un prix politique assez bas; à savoir165 dollars pour 1 000 mètres cubes. En outre, la Russie reste le principal marché pour les produits finis arméniens. L’Arménie fournit principalement des matières premières à l’Europe.

Dans le même temps, les relations commerciales avec l’UE ont diminué.

Au premier semestre 2024, les échanges commerciaux avec l’UE ne représentaient que 5,7 % du commerce extérieur de l’Arménie, alors que l’année dernière, ce chiffre était de 15,4 %. À titre de comparaison, le commerce avec la Russie a été multiplié par 2,5 sur la même période, atteignant 45,4 %. Par conséquent, il semble peu probable que les autorités arméniennes renoncent aux avantages économiques liés à la Russie. Un véritable changement de cap en politique étrangère nécessiterait des sacrifices économiques importants.

Un autre facteur complique les choses. Il n’est pas possible de combiner l’adhésion à l’Union européenne et à l’Union économique eurasiatique (UEE), dont l’Arménie est membre. Le processus d’adhésion à l’UE serait long et complexe pour l’Arménie, nécessitant la signature d’un accord d’association et l’initiation du processus de sortie de l’UEE, ce qui comporte des risques importants pour l’économie du pays, dont les succès sont une source de fierté pour les autorités arméniennes qui tentent de les convertir en dividendes politiques face à des échecs sensibles en politique étrangère.

Par conséquent, malgré la rhétorique sur le rapprochement avec l’Occident, les liens économiques et politiques réels de l’Arménie avec la Russie restent solides, le pays n’apporte pas de changements doctrinaux à sa politique étrangère, ce qui limite les possibilités d’un changement de cap rapide et radical. Les experts estiment que les discussions sur l’adhésion à l’UE sont principalement de nature interne à ce stade. En intensifiant leurs critiques à l’égard de la Russie et en plaidant pour un rapprochement avec l’UE, les forces politiques arméniennes, en particulier le parti au pouvoir,, répondent à une demande publique pour tenter de de renforcer leurs positions électorales.

Le facteur géographique

Un obstacle majeur à un virage complet de l’Arménie vers l’Occident reste le facteur géographique. Outre la Turquie, le seul voisin de l’Arménie ayant le statut de candidat à l’adhésion à l’Union européenne est la Géorgie, dont les autorités font l’objet de nombreuses critiques de la part de l’UE en raison de l’adoption de la loi sur les “agents étrangers”. Pour rappel, cette loi dispose que les organisations recevant plus de 20 % de leur financement de l’étranger seront obligées de s’enregistrer en tant qu’organisations « poursuivant les intérêts d’une puissance étrangère», sous peine d’amende. Dans un contexte où la Géorgie, selon l’évaluation de Bruxelles, s’écarte de la voie européenne, et où l’UE et les États-Unis gèlent des programmes de soutien de plusieurs millions de dollars à Tbilissi, les perspectives européennes de l’Arménie deviennent plus floues.

Le changement de cap en politique étrangère de l’Arménie est également freiné par la prudence de l’Occident. En particulier, malgré une confrontation politique aiguë avec la Russie, les autorités arméniennes évitent par tous les moyens une rupture définitive des liens avec l’OTSC. Car le retrait de l’Arménie de l’OTSC pourrait entraîner une augmentation des risques pour la sécurité du pays. L’Occident n’est pas prêt ou ne souhaite revêtir le rôle sécuritaire pour l’Arménie.

‘UE, même si elle le souhaitait, ne peut pas assurer une sécurité “solide” à l’Arménie. La question n’est pas ici celle des ambitions, mais des munitions. L’UE elle-même s’appuie sur l’OTAN en matière de sécurité. La voie vers l’OTAN est problématique pour l’Arménie, notamment en raison de l’appartenance de la Turquie à l’alliance. Cependant, l’Union européenne est capable de fournir un “soft power”, comme le démontre le déploiement d’une mission d’observation européenne à la frontière arméno-azerbaïdjanaise du côté arménien.

Ainsi, les perspectives du rapprochement actuel de l’Arménie avec l’UE sont incertaines et comportent de nombreux risques. Elles incluent non seulement des menaces régionales potentielles et une possible rupture des relations avec la Russie, mais aussi une position ambiguë au sein même de l’Union européenne concernant les perspectives d’intégration de l’Arménie. Selon les observations de plusieurs experts arméniens, les pays d’Europe occidentale appellent principalement l’Arménie à la prudence et à éviter les démarches brusques envers la Russie. Dans le même temps, les États d’Europe de l’Est, traditionnellement plus critiques envers la Russie, recommandent à Erevan d’agir plus résolument, même si cela place les partenaires européens devant un fait accompli. C’est sur cette fine ligne que l’Arménie trouve son équilibre, se dirigeant vers l’Union européenne tout en gardant un œil sur la Russie.

L’article a été initialement publié sur le site Ipg-journal.

leave a reply