Par Karena Avedissian
Traduction par Arsinée Donoyan
Dans les espaces en ligne arméniens, il n’est pas rare de voir des forces politiques qualifier les personnes avec lesquelles ils ne sont pas d’accord de «Turcs», de «traîtres» ou d’«agents russes». Un certain degré de polarisation est typique de toute société, mais à un moment donné, lorsqu’il s’agit de «nous contre eux», cela devient toxique et signale quelque chose de plus troublant : des problèmes fondamentaux dans le développement démocratique.
La perte de l’Artsakh en 2020-2023 a ébranlé l’identité nationale des Arméniens, qui subit actuellement des changements majeurs, de nombreuses hypothèses collectives fondamentales étant subitement brisées. Alors qu’une nouvelle vision commune est encore en train de prendre forme, différentes forces politiques peinent à influencer la suite « des choses ». Dans des moments comme ceux-ci, des fenêtres d’opportunité apparaissent et disparaissent, différentes factions essayant de nouvelles approches pour «voir ce qui accrochera».
Il est plus facile de trouver un compromis et de s’entendre sur un terrain d’entente acceptable lorsqu’on discute des dépenses sociales ou des priorités d’investissement, mais lorsqu’il s’agit de menaces existentielles auxquelles l’Arménie est confrontée, les enjeux sont plus importants et le compromis est plus insaisissable. La polarisation devient ici «soit/ou», basée sur des identités d’apparence immuables.
Même dans les sociétés pleinement démocratiques, un certain degré de polarisation est non seulement normal, mais également bénéfique. Il offre aux électeurs des alternatives programmatiques claires, ce qui accroît l’engagement politique. Cependant, la polarisation devient toxique lorsqu’elle dépasse le véritable débat politique. Dans ces cas-là, les différences sociétales s’alignent de plus en plus sur un seul axe et sur deux camps avec une mentalité dominante «nous contre eux».
Lorsque mon collègue Tigran Grigoryan et moi avons lancé Democracy Watch en avril, notre objectif était d’examiner de manière systématique les tendances troublantes dans la construction des institutions démocratiques en Arménie. Depuis la révolution démocratique de 2018, l’Arménie a réalisé des progrès louables en matière de développement démocratique, et nous nous félicitons de ces progrès. Cependant, après la guerre du Karabakh en 2020, nous avons remarqué une évolution vers des tendances inquiétantes que, de notre avis, nos pairs ne mettaient pas suffisamment en évidence, tant auprès du public national qu’à l’international.
L’un des principaux problèmes que nous avons remarqués dans notre travail de Democracy Watch est la question de la rhétorique toxique et polarisante, tant de la part du parti au pouvoir que de la part des principales factions de l’opposition. Cette rhétorique non seulement est polarisante, mais renforce également une politique personnaliste – caractéristique de l’Arménie, mais aussi l’un des plus grands obstacles à la santé des institutions démocratiques du pays.
Pourquoi se concentrer sur le renforcement des institutions démocratiques? Parce qu’il établit des systèmes transparents, responsables et fondés sur des règles qui protègent les droits des citoyens et favorisent la bonne gouvernance. Ces institutions veillent à ce que les décisions politiques soient prises selon des procédures établies, favorisant ainsi une culture politique de cohérence, de responsabilité et de prévisibilité. Ce sont précisément les aspects de résilience et de capacité des États à long terme. En revanche, une politique personnaliste, où le leadership est motivé par le charisme ou le pouvoir des personnalités individuelles, peut conduire à une règle arbitraire et aux pratiques prédatrices des élites, ainsi compromettant les mécanismes en place pour soutenir et protéger les citoyens.
Cet été, le parti Civil Contract au pouvoir en Arménie « (le parti de Nikol Pachinian) » a lancé une campagne d’information coordonnée ciblant les dirigeants du mouvement de protestation apparu en avril pour s’opposer au transfert de quatre villages abandonnés vers l’Azerbaïdjan. Ces manifestants, qui ont rapidement commencé à réclamer la démission du Premier ministre Nikol Pashinyan, ont été présentés sur les réseaux sociaux comme agissant au nom de la Russie. Des utilisateurs affiliés à Civil Contract ont affirmé, sans preuve, que Bagrat Galstanyan, l’archevêque devenu leader de la contestation, était soutenu par l’ancien président Robert Kotcharian et le Kremlin. Certaines des images partagées, altérées par Photoshop, représentaient l’archevêque aux côtés de personnalités russes de premier plan, notamment le président Vladimir Poutine et la responsable des médias Margarita Simonyan.
Même si le mouvement de protestation peut avoir certains liens avec les intérêts russes, il est à la fois trompeur et factuellement incorrect de le qualifier d’entièrement orchestré par Moscou. En bref, cette campagne de désinformation visait à dé-légitimer les opposants politiques et à détourner les critiques des politiques liées à la sécurité nationale de l’Arménie.
Mais surtout, ce n’est pas seulement le parti au pouvoir qui se livre à une telle rhétorique. En juin, le compte de Galstanyan sur la plateforme sociale X a publié une menace formulée de manière bizarre, mais sans équivoque : “Peu importe où vous essayez de vous échapper, nous vous trouverons et viendrons après vous. S’il le faut, nous viendrons seuls; si nécessaire, nous viendrons avec d’autres. Nous viendrons à dos d’âne ou en métro si besoin.”
Il y a beaucoup de choses à reprocher à Pahinian, mais recourir à des confrontations individuelles au lieu de se concentrer sur les politiques, les principes, ou d’expliquer comment faire de la politique différemment est contre-productif. Quelle est la vision d’un changement positif ? Quelles sont les étapes pour y parvenir ? Plutôt que de présenter une alternative constructive, les déclarations de Galstanyan constituent des menaces personnelles, créant des échanges conflictuels et hostiles.
Les tactiques de diffamation du parti au pouvoir ainsi que la rhétorique conflictuelle de l’opposition mettent en évidence l’érosion des normes démocratiques en matière de dialogue. L’arène politique devient un champ de bataille pour les attaques personnelles, l’intimidation et la désinformation, qui mettent en danger la résilience de l’État arménien en attisant les divisions et affaiblissant l’intégrité de ses institutions.
L’Arménie a besoin d’une compétition politique basée sur les règles et les idées plutôt que sur les personnalités. Cela est essentiel à la consolidation démocratique à long terme, car il favorise un environnement dans lequel les citoyens peuvent être sûrs que leur voix sera entendue, quel que soit celui qui est au pouvoir. De plus, les institutions survivent aux dirigeants individuels, assurant une stabilité et une continuité dans la gouvernance que la politique personnaliste ne peut pas assurer. Les institutions contribuent à canaliser les conflits politiques vers une contestation pacifique, réduisant ainsi le risque de violence et le retour au pouvoir autoritaire.
Democracy Watch est une initiative conjointe de CivilNet et du Centre régional pour la démocratie et la sécurité, un groupe de réflexion basé à Erevan.