« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Jamais peut-être la célèbre citation de l’intellectuel marxiste italien Antonio Gramsci ne s’applique autant à l’apocalyptique réalité qui est celle du Moyen -Orient contemporain. Car le processus de dé – civilisation est à l’œuvre, impitoyablement depuis le pogrom antisémite du 7 octobre. Chaque acteur jouant sa propre survie, niant toute forme d’altérité possible, il va de soi que les minorités, maillon faible par essence, passeront par pertes et profits.
Dans ce clair-obscur les monstres sont connus et n’ont pas besoin de porter un masque. Ils ont pour nom fondamentalisme islamique, salafisme, suprématisme sioniste, colons fanatiques, messianisme évangéliste… Chaque acteur va de son récit eschatologique en déshumanisant son adversaire. Alors que l’antisémitisme explose un peu partout dans les sociétés occidentales comme celles du « sud global»; que les Palestiniens sont massacrés par dizaines de milliers dans l’indifférence quasi générale, les dirigeants israéliens semblent tirer profit d’une fenêtre de tir historique et sans précédent pour réaliser à coups de bombes et d’assassinats ciblés un nouvel ordre débarrassé de l’hydre islamo nationalistes que d’aucuns nomment « l’axe de la résistance ». Les Etats-Unis laissent faire, les pétromonarchies arabes ferment les yeux, soulagées de voir l’axe chiite frappé dans ses entrailles. Le monde arabe n’existe plus.
Avec le passage d’une guerre de basse intensité à une guerre totale et d’attrition contre le Hezbollah libanais mais aussi contre le Liban et les Libanais, l’exécutif israélien fait un pari risqué. Une fois de plus, pas question de se remettre en question et de traiter politiquement le différend israélo palestinien aux sources des crises du Moyen-Orient. La réponse sécuritaire doit demeurer la seule unique et valable. En cela, Israël reste et restera une villa dans la jungle où de temps en temps il faut sortir « tondre la pelouse », pour reprendre l’expression de l’ancien Premier ministre Ehud Barak.
Prêt à susciter un chaos pour se maintenir au pouvoir, le Premier ministre Bibi Netanyahu montre une fois de plus son mépris ahurissant de tout principe élémentaire régissant le droit international humanitaire. S’il parvient à sécuriser les zones septentrionales d’Israël en neutralisant la force de frappe du Hezbollah libanais, il aura gagné un sursis. Au mieux quelques points supplémentaires dans les sondages. S’il se débarrasse des 2 millions de Gazaouis comme des chiens, il aura parachevé le travail de nettoyage ethnique de la population autochtone de la Palestine mandataire, commencé en 1948. Le précédent nettoyage ethnique de l’Artsakh réalisé dans le silence assourdissant d’une communauté internationale existante l’a bien montré. L’impunité demeure. L’Occident dans sa repentance du crime de génocide perpétré contre la population juive d’Europe fermera encore les yeux. Et tant pis s’il récoltera un supplément de haine qui radicalisera davantage les générations futures. Les cérémonies de commémoration du massacre du 7 octobre en France nous l’ont montré. La lutte contre l’antisémitisme ne fédère plus, il est devenu l’apanage de la droite conservatrice voire de l’extrême droite ; trop heureuse de l’instrumentaliser. La haine des Israéliens et par ricochet des juifs du monde entier s’accroît. D’un point de vue arménien la « solidarité des ébranlés » entre Arméniens et Juifs se vide de sa substance, là où elle pouvait encore faire sens. Et pour cause ! Le pouvoir israélien resserre chaque jour davantage ses liens géostratégiques et amicaux avec le régime de Bakou au nom d’un front commun contre l’Iran. La diaspora juive en majorité se tait, voit dans les guerres d’Israël un enjeu existentiel et peine à regarder le réel en face, encore sous le choc du traumatisme du 7 octobre.
Dans ce tourbillon apocalyptique, quel destin frappera à nouveau la communauté arménienne du Liban ? Une communauté jadis poumon politique, culturel et spirituel de la diaspora qui affronte la plus grave crise depuis la fin de la guerre civile de 1975-1990. Une communauté qui a subi des coups successifs : effondrement de l’économie, soulèvement populaire avorté de 2019, crise du COVID, explosion du port de Beyrouth, guerre des 44 jours en Artsakh où elle a donné son lot de martyrs… Et à présent une guerre dévastatrice contre son pays. Si pour l’heure, ses infrastructures n’ont pas été endommagées deux dangers mortels pointent à l’horizon.
Il y a d’abord la crainte de représailles d’éléments radicaux du Hezbollah qui pourraient se venger aveuglément contre des cibles chrétiennes accusées d’être une cinquième colonne. Ensuite, une crise socio-économique grave qui mettrait à genoux une communauté déjà extrêmement affaiblie par l’enchevêtrement des crises qui secouent le pays du Cèdre. Enfin l’émigration massive, à commencer par celles des cerveaux qui finira de tarir définitivement la sève qui donnait jadis la vie à ce cœur névralgique arménien. Il y a tout lieu de croire qu’à l’issue de ce conflit la taille de la communauté arménienne, la seule encore à prétendre jouer un rôle politique, spirituel et culturel en Orient, sera réduite à celle des communautés arméniennes de Syrie, d’Irak et d’Egypte ou encore de Chypre. Une masse démographique squelettique entraînera des répercussions funestes à la fois à l’échelle de la chrétienté en Orient mais aussi de la diaspora arménienne et par ricochet de l’Arménie. ‘Pays message’ comme aimait à le dire le Pape Jean Paul II, le Liban est aussi l’héritier de la Cilicie arménienne lâchement abandonnée par la France en 1921. Il en va de la responsabilité de chacun de le préserver comme la prunelle de nos yeux contre ses ennemis intérieurs et extérieurs.