Naviguer à travers le brouillard : la lutte contre la désinformation en Arménie

En Arménie, et pas seulement, la désinformation se propage comme une brume, brouillant tant les repères de la vérité que la confiance citoyenne en l’information et les institutions. En période de guerre, où la géopolitique et les tensions régionales sont omniprésentes, les fausses informations deviennent des armes redoutables. Depuis les deepfakes qui ciblent des figures publiques, comme l’ambassadeur de France, jusqu’aux rumeurs qui alimentent la division interne, la désinformation menace la cohésion sociale. La guerre médiatique est exacerbée par les réseaux sociaux, où les informations se répandent à une vitesse vertigineuse, échappant à tout contrôle.

Par Ninon Brenans et Paul Loussot, Le Courrier d’Erevan

Malgré quelques initiatives gouvernementales, comme la plateforme FIP, créée en 2023 par l’Union of Informed Citizens (Union des citoyens informés), la lutte contre ce fléau repose surtout sur la société civile : les plates-formes comme CivilNet ou le Freedom for Information center of Armenia se battent pour éduquer, vérifier et offrir des alternatives à la propagande. Mais dans un pays fragilisé, encerclé par des puissances voisines aux intérêts conflictuels, jusqu’où ces efforts pourront-ils aller ?

Cette dynamique de mésinformation est également alimentée par la transformation numérique de l’industrie de l’information : les journalistes sont de plus en plus contraints de produire du contenu pour plusieurs plateformes en simultané. Le principe du “social-first publishing” amène souvent à privilégier la rapidité et la viralité des publications, au détriment d’une vérification approfondie des faits. Les nouvelles plateformes en ligne, avec leurs écosystèmes propres, génèrent des réseaux de confiance et des chambres d’écho où des informations fausses ou manipulées peuvent se propager à grande échelle. Dans ce contexte, les utilisateurs, sans toujours évaluer les sources, partagent ces contenus comme s’ils émanaient de médias fiables, contribuant ainsi à la diffusion de la mésinformation.

Cette complexité de la désinformation en Arménie se trouve encore accentuée par une spécificité linguistique importante : la langue arménienne ne distingue pas entre désinformation, malinformation et mésinformation. Un seul terme, « մոլորություն » (molorutyun), est utilisé pour désigner l’ensemble de ces pratiques. La désinformation, ou mensonge délibéré, est donc confondue avec la malinformation, qui repose sur des faits réels mais déformés dans l’intention de nuire, et la mésinformation, qui désigne des informations erronées diffusées par erreur. En Arménie, c’est principalement la désinformation et la mésinformation qui semblent atteindre les citoyens, alimentées par des manipulations intentionnelles ou des erreurs de compréhension, souvent exacerbées par les pressions géopolitiques.

Etat de la désinformation en Arménie : enjeux et conséquences

Particularité de la désinformation en Arménie

L’Arménie est un pays qui souffre de sa situation géographique, et son territoire est également un désavantage quant à la circulation et la qualité de l’information. D’une part, sa petite taille empêche le développement d’un réseau plus important de journalistes dans tout le pays. Sa population vieillissante qui tend à régresser au fil des décennies est un frein à la formation des jeunes gens au métier de journaliste. De plus, beaucoup d’étudiants envisagent de quitter l’Arménie pour étudier et/ou travailler dans d’autres pays, offrant de meilleures conditions de travail et une meilleure rémunération.

Ce manque d’effectif ouvre la voie à de nombreuses dérives, dont la diffusion de fausses informations, et le manque de sources fiables, empêchant la vérification de la véracité de l’actualité couverte. Ainsi, Mme Mane Madoyan, membre de la FOICA (Freedom Of Information Center of Armenia) expliquait dans un entretien mené par le Courrier d’Erevan les principaux problèmes engendrant de fausses informations. Il est effet possible qu’un journaliste travaille pour plusieurs médias à la fois sur une seule et même zone géographique, en étant le seul journaliste sur place. Cela aggrave le risque de diffusion de fausses informations, l’actualité retranscrite n’ayant pu être vérifiée par un tiers, faute de personnel et de moyens. Les outils mis à disposition sont limités pour les journalistes arméniens, particulièrement en dehors d’Erevan, dans des régions à risque et plus exposées.

Un élément à ne pas négliger dans l’analyse de la qualité de l’information est le profit et les bénéfices engendrés par la diffusion de l’information. C’est sa viralité qui permet aux médias de gagner de l’argent. Cette logique de profit amène les médias, et même des individus seuls, à diffuser le plus rapidement possible, et le plus massivement possible, une information. Cela sans se soucier de son exactitude pour beaucoup. Ce manque criant de déontologie journalistique est pourtant assez répandu.

En Arménie, trouver des financements pour la création d’un média relativement indépendant reste difficile : lors d’un entretien avec Mme Ani Grigoryan, rédactrice au sein du média CivilNet et éditrice en chef de la section de factchecking #CivilNetCheck, cette dernière nous confiait qu’il était aujourd’hui impossible de gagner de l’argent avec un média. Faisant figure d’exception, CivilNet met un point d’honneur à publier ses sources de financement chaque année. Ce n’est pas le cas pour tous les médias en Arménie, qui ont pour la plupart recours à des financements provenant d’oligarques ou de partis politiques, posant question sur leur objectivité et surtout à propos de leur véracité.

Les plus jeunes générations s’éloignent des médias traditionnels. C’est le cas également en Arménie, où les réseaux sociaux jouent un rôle de plus en plus important. Toutefois, Ani Grigoryan explique que les réseaux sociaux touchent progressivement de plus en plus de générations, tout particulièrement Facebook, qui est particulièrement prisé par les plus de 50 ans. Face aux torrents de désinformation et de mésinformation qui pullulent sur la plateforme de Zuckerberg, CivilNet a mis en place un partenariat avec META, la maison-mère de Facebook, d’Instagram ou de WhatsApp, pour réguler et lutter contre la multiplication des fake news. Plus compliqué à réguler en revanche, le cas de Telegram est tout autant préoccupant. Très populaire parmi la génération Z, cette application est partiellement confidentielle et encryptée, ce qui rend plus difficile la lutte contre les fake news. Le réseau créé par les frères Durov est particulièrement employé pour la diffusion de fausses informations, notamment dans le contexte des guerres entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ainsi qu’à l’encontre des Arméniens d’Artsakh.

Les impacts socio-économiques

Toutefois, le gouvernement arménien s’est également employé à diffuser de fausses informations, tout particulièrement lors de la guerre des 44 jours en 2020. Erevan s’est employé à cacher la véritable situation du front contre l’Azerbaïdjan, pour masquer les lacunes de l’armée arménienne. Par ailleurs, comme le rapporte Ani Grigoryan, le gouvernement Arménien, qui était responsable de la publication des informations provenant du front, censura un grand nombre de clichés. Cette politique vis-à-vis du conflit engendra un choc traumatique extrêmement important pour la société arménienne, qui n’avait absolument pas envisagée une défaite de son armée face à son voisin azéri, aidé par la Turquie et Israël. Cette désinformation à grande échelle est un exemple du risque considérable de la propagation de fake news. Désormais, et depuis 2020, la société civile arménienne est très méfiante quant à toute information provenant de leur gouvernement. Par ailleurs, Ani Grigoryan explique :

« Si la vérité avait été dévoilée, notre société serait moins traumatisée aujourd’hui. A cause de cela, il y a une très grande méfiance de la population en Arménie envers le gouvernement et envers les médias, qui sont accusés d’être complices. »

De plus, malgré la déroute de 2020, les relations entre médias et le gouvernement restent peu fructueuses. Ani Grigoryan évoque un « dialogue » et des « échanges » mais se refuse à employer le terme de « collaboration ». En effet, les réponses de l’Etat aux requêtes des journalistes indépendants sont peu claires, et surtout trop tardives. Ainsi, Ani Grigoryan s’interroge sur ces délais, sont-ils volontaires ? Dans le traitement d’une information, il convient d’être réactif. En mettant en place des délais de réponse plus longs, il est sûr que l’information aura déjà été diffusée à grande échelle auparavant, rendant le fact-checking et le debunkage plus difficile.

En outre, l’on observe en Arménie une différence importante entre les générations quant à l’éducation aux médias et aux fake news. Comme expliqué plus tôt, la question des réseaux sociaux est un enjeu de taille en Arménie. Les générations plus âgées manquent de discernement pour identifier une fausse information sur Internet, Facebook notamment.

Mais ce manque de connaissances d’Internet et de son contenu est couplé à une méfiance de l’information de masse héritée du temps de l’Union Soviétique, où les informations relayées par les médias officiels étaient manipulées, censurées et le plus souvent, volontairement erronées selon un biais idéologique. L’exemple le plus parlant reste la catastrophe de Tchernobyl de 1986, où le gouvernement soviétique refusa de communiquer sur la véritable situation et sur sa dangerosité extrême pendant des jours.

La désinformation et la guerre

Étant donné de son isolement géographique géopolitique dans la région, l’Arménie est la cible de campagnes de désinformation à grande échelle, russes, turques et surtout azéries. Dans la continuité de sa politique expansionniste militariste, Bakou accuse régulièrement Erevan d’avoir ordonné des attaques à la frontière entre les deux pays, ce qui s’est révélé à chaque fois complètement faux. Cela pour déstabiliser la société arménienne et convaincre la population azérie que l’Arménie est une menace pour la sécurité de l’Azerbaïdjan, ce qu’elle n’est pas.

Les activités françaises en Arménie sont également visées par ces mêmes Etats. Des attaques, menées sur les réseaux sociaux, à l’encontre des figures importantes de la collaboration franco-arménienne comme la Directrice Générale du groupe Veolia en Arménie, Marianna Shahinyan, l’ancienne ambassadrice Anne Louyot, la rectrice de l’UFAR Salwa Nacouzi, la directrice de la publication du Courrier d’Erevan Zara Nazarian… Le cas le plus important est l’ambassadeur de France en Arménie, S.E Olivier Decottignies, qui fut la cible d’attaques à répétition sur les réseaux sociaux, parmi lesquelles : accusation de soutenir le terrorisme islamiste, trafic de drogue, antisémitisme et fausse vidéo pédocriminelle (deepfake) issue d’un site porno russe.

Le soutien de Paris à Erevan irrite passablement les régimes voisins, ce qui explique ces attaques. Maria Zakharova, décrivait mi-mars la présence française comme « une tentative de recueillir des informations, de surveiller les États de la région et d’empêcher la mise en œuvre des accords de paix conclus entre les pays ».

Agir contre la désinformation, une activité bien solitaire

La dérisoire participation de l’Etat à la lutte

Lors de notre entretien avec Mane Madoyan, celle-ci a pu nous expliquer les tenants et les aboutissants du développement du National Concept of the Struggle against Disinformation, document dont elle a contribué à l’élaboration, visant à combattre la désinformation par des actions immédiates et concrètes de la part des institutions, du gouvernement et des citoyens. Malgré l’aspect historique de ce document, qui fait de l’Arménie le premier pays de la région à adopter un document conjoint entre le gouvernement et la société civile spécialisée pour lutter contre la désinformation, il reste encore beaucoup à faire. Il est aujourd’hui encore difficile de mesurer l’impact de ce texte, car son adoption reste très récente (décembre 2023). L’étape suivante reste pour la FOICA le développement d’outils de compréhension et d’analyse des réussites et de l’efficacité du programme.

Certes ce texte adopté avec l’Etat est complexe dans sa mise en œuvre, mais il demeure un premier pas, un signe d’avancée : il explicite la nécessité de travailler avec le gouvernement et non contre, lier les journalistes, les associations… Le gouvernement seul ne sait pas agir, il n’a pas cette expertise, il a besoin d’être guidé et orienté par la société civile. Comme le déplorait Ani Grigoryan, sans collaboration active entre les différentes parties, il est impossible d’améliorer la situation. De plus, le gouvernement arménien a récemment lancé une plateforme en ligne censée permettre aux journalistes de poser des questions et d’obtenir des informations directement auprès des autorités. Cependant, l’initiative peine à séduire : seuls 30 % des journalistes y ont recours, un taux faible qui souligne les difficultés de mise en œuvre de ce projet.

Plusieurs facteurs expliquent cet échec relatif, à commencer par un manque de communication et de maintenance de la plateforme. Les journalistes se heurtent également à des obstacles administratifs, tels que la nécessité de soumettre une signature électronique pour chaque demande, ce qui complique le processus. En outre, l’inefficacité du suivi des questions pose problème : certains services gouvernementaux mettent à jour régulièrement l’état de leurs réponses, tandis que d’autres ne fournissent aucun retour, ce qui décourage les utilisateurs. Cette lenteur contraste avec la rapidité des réseaux sociaux, où l’information circule instantanément, et risque de pousser les médias à chercher leurs réponses ailleurs si la plateforme ne s’adapte pas rapidement aux besoins des journalistes. Il devient donc urgent de comprendre les causes profondes de cet échec pour pouvoir ajuster les mesures et restaurer la confiance dans cet outil de communication gouvernemental.

Dans cette optique, le Centre pour la liberté d’information d’Arménie a identifié trois axes principaux : d’abord, améliorer les capacités des institutions nationales à prévenir, identifier et analyser la désinformation ; ensuite, développer des partenariats avec le secteur privé, en particulier l’industrie informatique, pour favoriser l’innovation dans la création d’outils de détection et de réponse à la désinformation ; enfin, élever le niveau d’éducation sur les libertés des médias pour sensibiliser le public et les professionnels aux enjeux de l’information. Le chef de cabinet du Premier ministre, Arayik Harutyunyan déclarait à ce sujet :

« Je me félicite de la création de la plate-forme unique et je pense que l’engagement de la société civile dans toutes les réformes et toutes les mesures ne peut qu’être bénéfique, et améliorera notre stratégie [de lutte contre la désinformation] »

Par ailleurs, l’agence ArmenPress qui travaille avec le gouvernement arménien et qui est le média le plus consulté en Arménie est accusé par les équipes de CivilNet d’avoir déjà pris part à la diffusion de fausses informations. Ce manque de rigueur journalistique et de déontologie est inacceptable à ce niveau d’importance, souligne Ani Grigoryan. Par exemple, l’information parue au mois d’octobre par le truchement d’ArmenPress selon laquelle l’Arménie était prête à se procurer des chars de combat K2 auprès de la Corée du Sud était en réalité complètement fausse, provenant initialement de médias azerbaidjanais.

En outre, se fait sentir le manque d’éducation aux fake news et à la désinformation à l’école : peu d’initiatives sont mises en place, faute de moyens et de connaissances sur le sujet. CivilNet propose des ateliers et des stages à destination des élèves et étudiants pour aborder ce problème et sensibiliser le plus possibles sur les risques qui en découlent et sur les précautions à prendre. Ils mènent également un travail de dialogue et de coopération avec les enseignants et professeurs volontaires. Ces initiatives prennent part dans toute l’Arménie, dont les provinces sont souvent délaissées comparé à Erevan, la capitale.

A l’heure actuelle, seulement une poignée d’heures sont accordées pour éduquer les élèves sur ce sujet, pourtant crucial, dans leur scolarité. Les équipes de CivilNet et particulièrement #CivilNetCheck appuient sur la nécessité de former et de sensibiliser les plus jeunes à vérifier les photos, vidéos et informations qu’ils croisent sur internet et particulièrement sur les réseaux sociaux.

La nécessaire action de la société civile

Malgré les progrès récents symbolisés par l’adoption du texte de la FOICA, on déplore encore le manque de ressources pour développer des outils concrets de lutte contre les Fake News. Il serait nécessaire de mobiliser les entreprises d’IT (Information Technologies) dans la création de tels outils, à l’instar des progrès à ce sujet réalisés par l’Ukraine. De plus, se pose la question de l’utilisation de la langue arménienne, qui est difficilement traduisible en ligne par des outils automatiques.

CivilNet : un modèle porteur d’espoir dans la lutte contre la désinformation

Dans un paysage médiatique de plus en plus dominé par des groupes peu scrupuleux, CivilNet s’impose comme un modèle inspirant d’indépendance et d’intégrité. Ce média, né en Arménie, a su se différencier par une approche résolument centrée sur la vérification des faits et l’objectivité. Face à la prolifération de fausses informations et aux pressions exercées par des acteurs politiques et économiques, CivilNet a mis en place des stratégies audacieuses pour préserver son autonomie éditoriale et sa crédibilité. Parmi ses initiatives phares, la plateforme de fact-checking, qui permet de contrer la désinformation en temps réel, s’avère être un outil indispensable pour ses lecteurs. Cette démarche s’inscrit également dans un projet plus vaste : l’ouverture à des partenariats internationaux, en particulier avec la FOICA, pour renforcer la lutte contre la désinformation à l’échelle mondiale. À l’heure où les médias indépendants sont de plus en plus menacés, CivilNet incarne un phare d’espoir, non seulement pour les journalistes de la région, mais aussi pour la démocratie elle-même, en offrant une alternative crédible aux médias traditionnels souvent soumis à des intérêts externes.

La Géorgie, un voisin inspirant

En Géorgie, le fact-checking et la lutte contre les fake news sont mieux développés, bien plus ancrés que chez son voisin arménien. Le pays fait d’ailleurs partie du Fact Checking International Network, un gage de la qualité et de la rigueur de ses pratiques en la matière. Par ailleurs, Meet Detector, l’une des principales plateformes de fact-checking en Géorgie, entretient des liens avec CivilNet et #CivilNetCheck. Ces échanges ne se limitent pas à des discussions informelles : en 2023, Meet Detector a invité CivilNet à tenir une conférence pour aborder la situation en Arménie, illustrant ainsi une collaboration régionale fructueuse. Depuis l’année dernière, Civil Net est également membre du Fact Checking International Network, renforçant sa position sur la scène mondiale, tout en visant à intégrer l’European Fact Checking Network, comme l’explique Ani Grigoryan. Cette dynamique de partage et d’apprentissage montre l’importance du fact-checking dans la consolidation de la confiance publique et la lutte contre la désinformation dans la région, et surtout en Arménie.

La publication est réalisée dans le cadre de partenariat avec Le Courrier d’Erevan

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