La discussion que le Premier ministre arménien a eue avec les représentants de la communauté arménienne de Suisse, et notamment ses commentaires révisionnistes sur l’extermination des Arméniens dans l’Empire ottoman, ont suscité une vague de débats. En tant que personne présente à la réunion, on m’a demandé ce que j’en pensais et si je partageais la thèse du Premier ministre.
Le vendredi 24 janvier, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian a rencontré plus d’une douzaine de membres de la communauté arménienne dans un hôtel de Zurich. Pachinian était de bonne humeur et semblait détendu à son retour du Forum économique mondial de Davos; il avait écourté sa visite et retournait à Erevan.
J’étais parmi les personnes présentes et j’avais une longue liste de questions, attendant des éclaircissements de la part du dirigeant de la République arménienne. La première question évidente concerne la sécurité de l’Arménie et si le pays verrait une nouvelle guerre ou bien la paix en 2025? A-t-il rencontré le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev à Davos, sous la médiation du ministre suisse des Affaires étrangères Ignacio Cassis, ou non? Que fait son administration pour libérer les otages arméniens à Bakou? Comment rétablir la confiance entre l’Arménie et la diaspora après plusieurs années difficiles, la guerre et la perte du Karabakh? J’avais également des questions plus spécifiques, car mon travail avec mes collègues de la Armenian Society of Fellow (ASOF – Société arménienne des boursiers) pour développer la science et l’éducation en Arménie a fait face à de nombreuses difficultés, ralentissant dangereusement nos efforts communs.
Je m’attendais à ce que le Premier ministre ait une conversation politique et partage avec nous ses idées. Pourtant, la conversation a pris une autre tournure.
Pachinian traverse une période révisionniste depuis la guerre de 2020 et la défaite arménienne, et sa réponse au dilemme sécuritaire actuel de l’Arménie pourrait être résumée par son concept de “ Veritable Arménie” (Իրական Հայաստան). “Quand nous disons patrie et que nous comprenons des choses différentes” (երբ ասում ենք հայրենիք ու հասկանում ենք տարբեր բաներ), a-t-il déclaré. Pachinian a ensuite abordé la question théorique des différences entre nation, peuple, citoyens et la manière de définir les intérêts de l’État. Il a donné une définition juridique du mot « peuple » : le peuple arménien désigne les personnes qui ont le droit de vote en République d’Arménie. Il a déclaré qu’il était arrivé à la conclusion que “l’intérêt de l’État est son développement – le développement économique.”
Les experts en relations internationales et en théorie politique contesteraient cette affirmation. Le monde s’est éloigné de cette thèse libérale selon laquelle “c’est l’économie qui fait la différence, idiot!”, surtout au lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine en 2022. Aujourd’hui, c’est la “sécurité avant tout!” et ce, dans son sens classique de protection des personnes et du territoire contre les menaces extérieures.
Génocide et diaspora
Si la définition juridique du « peuple » le limite à ceux qui vivent dans la République, alors qui est l’Arménien de la diaspora, l’Arménien occidental?
Pachinian a immédiatement abordé le problème de l’ ”émigration” de la diaspora (արտագաղթ սփյուռքից) en affirmant que “ l’émigration hors de la diaspora est plus importante que hors de la République d’Arménie”. S’il y a cinquante ans, 90 % des personnes de la diaspora étaient liées à des organisations nationales, aujourd’hui c’est l’inverse : seulement 10 % sont liées à des organisations arméniennes de la diaspora. De moins en moins de personnes vont à l’église, s’associent aux partis politiques. “Aujourd’hui, nous sommes en train de perdre la diaspora, et la seule façon de la sauver est la République d’Arménie, et l’association de la diaspora avec la République arménienne comme sa patrie.” Pachinian a ajouté: “Ceux qui considèrent la République arménienne comme leur patrie resteront diasporiques.”
Ainsi, au cours de cette brève discussion de deux heures, nous avons été témoins de trois décennies d’incompréhension accumulée entre les dirigeants politiques de l’État-nation et de la diaspora.
Pachinian a répété à plusieurs reprises que nous avions besoin d’une discussion honnête. Il a répondu à une question sur les écoles arméniennes de la diaspora en disant qu’Erevan ne pouvait apporter qu’un soutien méthodologique, le reste étant de la responsabilité de la diaspora.
Cette déclaration du Premier ministre devrait servir de signal d’alarme aux décideurs de la diaspora qui ont abandonné leurs communautés, fermé des écoles, coupé les fonds de leurs journaux, arrêté de financer la littérature arménienne occidentale et se sont détournés des problèmes d’une nouvelle génération. La concentration de tous les programmes en Arménie n’a conduit à aucune solution, ce que nous aurions déjà dû percevoir au milieu des années 1990.
Mais la faiblesse de la diaspora n’est-elle pas aussi le problème de l’Arménie? Si la diaspora est le noyau stratégique de l’État-nation, les hommes politiques arméniens ne devraient-ils pas également se demander pourquoi “l’émigration de la diaspora” se produit et ce qui peut être fait à ce sujet? Pourquoi l’État arménien s’est-il abstenu pendant 34 ans de mener une seule étude sociologique sur ce problème colossal?
“Notre identité se construit dans la République arménienne”, a déclaré Pashinyan. Je me demande si un sociologue spécialisé dans les études sur la diaspora serait d’accord avec une telle affirmation?
Le dirigeant de l’État arménien indépendant, 34 ans après l’indépendance, devrait savoir qu’il est impossible de réduire l’expérience diasporique, l’identité collective et la mobilisation politique à un simple service des politiques changeantes de la République arménienne. L’identité diasporique ne peut pas être définie à Erevan (l’inverse est également vrai, bien sûr) et toute tentative de le faire est un affront aux sentiments de la diaspora arménienne. La richesse de la diaspora réside dans ses formes sociales organiques, en constante évolution, qui s’étendent à travers le monde et dont les racines sont profondément ancrées dans l’histoire, remontant à dix siècles, c’est-à-dire bien avant la naissance de l’État-nation moderne.
Ensuite, le Premier ministre a fait une brève référence au génocide, ce qui a suscité de nombreuses controverses. Il a déclaré – en passant – “Nous devons également revisiter l’histoire du génocide arménien, ce qu’il a été et pourquoi il s’est produit, et comment nous l’avons perçu, à travers qui” («Պետք է հասկանանք՝ ինչ է տեղի ունեցել և ինչու է տեղի ունեցել։ Եվ ինչպես ենք մենք դա ընկալել, ում միջոցով ենք ընկալել”).
Pachinian a laissé entendre que c’était la direction soviétique qui avait décidé de créer le terme de génocide ou de soulever le problème du génocide, à des fins politiques.
Cette thèse ne peut être étayée par la riche historiographie du génocide arménien.
L’expérience arménienne nous permet de savoir pourquoi et comment un génocide peut se produire, et quel est le coût d’un siècle de déni d’un événement historique. L’expérience arménienne peut aider l’humanité à éviter de telles calamités et même à survivre et à préserver la mémoire d’un peuple victimisé face aux États négationnistes. Alors même que le génocide se déroulait, les Arméniens documentaient ces crimes : Aram Andonian a documenté le génocide alors qu’il était lui-même déporté dans le désert syrien, et sa collection est le cœur des archives de la Bibliothèque Nubar à Paris ; il en va de même pour la documentation collectée par le Patriarcat arménien d’Istanbul. Les intellectuels arméniens du Caucase, comme Zabel Essayan et Hovhannes Toumanian, ont recueilli les témoignages de déportés arrivés sur le territoire russe. Leurs archives sont conservées aux Archives nationales d’Arménie. Nous savons en détail ce qui s’est passé en 1915: un Arménien sur deux a été tué par l’État ottoman. Nous savons que 200 000 réfugiés qui avaient atteint l’Arménie actuelle en 1918 sont morts de faim. Le site Internet du ministère arménien des Affaires étrangères nous informe qu’en 1912-1913, il y avait plus de 2 300 églises et monastères arméniens dans l’Empire ottoman. Il ne reste aujourd’hui que 36 églises arméniennes actives et 300 ruines, le reste étant complètement détruit. Les Arméniens savent ce qu’est un génocide ; nous n’avons pas attendu les années 1950 pour l’apprendre des autres.
Pachinian est un homme politique, pas un historien. Il faut replacer ces propos dans le contexte de la défaite de 2020, de l’isolement stratégique de l’Arménie, du nettoyage ethnique du Karabakh et des menaces persistantes de ses voisins de l’Est et de l’Ouest. L’Arménie a besoin de moyens créatifs, de solutions à son dilemme sécuritaire, ce qui n’est pas une tâche facile. Mais remettre en question la véracité du génocide de 1915 n’est pas une réponse aux défis stratégiques de l’Arménie. Au contraire, cela ne fera que causer plus de souffrances aux Arméniens et plus de tort aux intérêts de l’État.
J’ai fait des recherches sur les conséquences du génocide et son déni pour mon livre Open Wounds (Blessures ouvertes), non seulement pour les Arméniens, mais aussi pour la Turquie. Et je peux vous l’assurer : même si les Arméniens ferment les yeux, le passé avec toute sa cruauté ne disparaîtra pas. L’État turc continuera à se souvenir. En étudiant l’histoire des relations arméno-turques depuis 1991, de nombreuses illusions pourraient être dissipées.
Sciences et éducation
Après la guerre de 2020, Pachinian a conclu que l’Arménie devait se transformer “par l’éducation et le travail” (կրթության և աշխատանքի միջոցով). J’aurais aimé que nous parlions davantage de cela, plutôt que de politique identitaire. Avec un groupe de scientifiques et d’universitaires arméniens de la diaspora et d’Arménie, nous sommes arrivés à la même conclusion et avons créé la Armenian Society of Fellows (ASOF) qui compte aujourd’hui plus de 350 membres. Après trois ans de travail concret avec le gouvernement arménien et les établissements d’enseignement, nous avons accumulé des connaissances précises sur les difficultés de l’administration de l’État arménien et du système éducatif dans sa démarche de modernisation. J’ai évoqué un exemple avec le Premier ministre, la question du superordinateur que l’Arménie a acheté à Nvidia pour 8,5 millions de dollars, avec des fonds publics, et plusieurs personnes de la diaspora ont fourni une aide précieuse pour rendre cet accord possible.
Le superordinateur est une infrastructure essentielle pour le développement de l’industrie technologique arménienne, pour la recherche en intelligence artificielle, qui a non seulement une importance économique et scientifique, mais qui concerne aussi directement la sécurité de la république. Les lois sur les marchés publics ont retardé l’achat de six mois, et même après deux ans de travaux préparatoires, l’institution qui devrait héberger le superordinateur n’est pas prête, et les formalités administratives pourraient paralyser la machine pendant les 9 à 12 prochains mois, avec une perte financière pour l’Arménie équivalente à 3 millions de dollars. Une directive du Premier ministre visant à créer un centre de données qui héberge le superordinateur pourrait réduire les retards longs et inutiles.
C’est l’un des nombreux problèmes, et l’Arménie doit de toute urgence réformer ses procédures administratives, en créant des contacts directs entre des organisations comme l’ASOF pour surmonter le rouage bureaucratique et assurer non seulement le succès des projets individuels, mais aussi développer une nouvelle culture du travail efficace.
La réponse du Premier ministre à ce problème a été insatisfaisante. Tout en reconnaissant que les institutions gouvernementales arméniennes fonctionnent lentement, il a déclaré que d’autres gouvernements sont confrontés à des problèmes similaires. Il a cité l’exemple du télescope spatial James Webb – le plus grand télescope de l’espace – qui a connu des années de retard et a dépassé le budget initial.
Cette comparaison n’est pas pertinente. Le télescope James Webb est une innovation révolutionnaire. L’achat d’un superordinateur ne l’est pas.
Pashinyan a déclaré que malgré ses défauts, son gouvernement est déterminé à aller de l’avant et à apprendre de ses propres erreurs. Un auditeur dans la salle se demande: cela ne devrait-il pas être fait de manière professionnelle, et non par l’expérimentation, les essais et les erreurs?
Si l’Arménie décide de se doter d’un programme ambitieux de modernisation, elle trouvera les ressources nécessaires dans la diaspora. Il n’est pas nécessaire de réinventer la roue : nous avons des experts en matière de réforme de l’éducation, de création et de gestion des centres d’enseignement supérieur. Nous avons des historiens qui savent bien ce qui s’est passé en 1915 et des sociologues qui comprennent ce qu’est la diaspora, qui ont étudié les nuances des identités de groupe changeantes. Nous avons des experts en médiation et en négociation, en communication stratégique et dans bien d’autres domaines connexes. Nous n’avons pas besoin de réinventer la roue.
Dans un système démocratique, le dirigeant d’un État n’a pas besoin de dire ce qu’est ou n’est pas l’histoire, ni d’élaborer des théories linguistiques, ni d’imposer son goût culturel au reste de la société. Une république est gouvernée par le fonctionnement des institutions, où les choix politiques doivent être fondés sur des faits et non sur des spéculations et des opinions personnelles. Ce dont nous avons besoin avant tout, c’est de réformer le domaine politique, dans la diaspora, mais plus urgemment en Arménie.
Les Arméniens ont l’héritage de la victimisation – celle du premier génocide des temps moderne. Mais cet héritage est une menace politique et sécuritaire, pas une menace historique. Nous devons collectivement répondre à la question suivante: que faire d’un tel héritage face à une Turquie négationniste, à un Azerbaïdjan agressif, à une Russie cynique et à un Occident indifférent?
Nous devons formuler cette réponse après la défaite de 2020 et après que Biden, qui a prononcé le mot « G », soit resté indifférent au nettoyage ethnique du Karabakh et à la guerre en cours à Gaza.
La prochaine étape urgente est une réponse politique qui doit être prise collectivement, et non par un dirigeant individuel. Les dirigeants politiques de l’Arménie ne résoudront pas ces problèmes en remettant en question l’histoire du génocide de 1915.
Par Vicken Cheterian
Traduction par Ani Paitjan
Vicken Cheterian est auteur et journaliste. Il enseigne les relations internationales à l’Université de Genève et à l’Université Webster de Genève.
Merci Viken pour cette mise au point qui montre l’amateurisme de ce premier (que dans le titre) ministre. Il se fait danser sur le ventre par la Turquie et l’Azerbaidjan, c’est une honte !