Depuis que l’Arménie s’enfonce dans les abîmes d’une paix d’humiliation, d’une paix à tout prix, que sa vie politique et parlementaire offre le spectacle affligeant de querelles interminables et d’absence de tout débat de fond, l’apathie semble régner auprès d’une société anesthésiée par la guerre psychologique et hybride qu’exerce l’Azerbaïdjan sur l’Arménie et que le négationnisme turc marque des points en Europe et dans les pays de la diaspora. On aurait pu naïvement penser que l’importante diaspora arménienne aurait démontré son efficacité dans l’aide, certes bien réelle, mais dont l’impact demeure insuffisant pour sanctuariser un pays accusant un sérieux défi démographique, sécuritaire, ou plus simplement dit, existentiel. Vision naïve du réel qui nous invite à dresser plusieurs constats.
Un 24 avril vidé de sa substance
De toutes les diasporas existantes, la communauté arménienne de France est traditionnellement plus politisée que la moyenne. C’est sous l’impulsion des structures militantes traditionnelles que le combat pour la reconnaissance du génocide a porté ses fruits. D’abord à Strasbourg en 1987 au parlement européen, puis à Paris entre 1998 et 2001. Mais force est de constater que nous avons en France atteint la toute fin d’un cycle militant qui avait commencé en 1988 à la faveur du printemps arménien (charjoum) et de la transition vers l’indépendance sur fond de guerre de libération de l’Artsakh. Ce cycle s’est achevé avec le centenaire du génocide en 2015 et l’inscription du 24 avril au calendrier des commémorations républicaines. Si cet événement a marqué un geste significatif de reconnaissance de la France officielle pour ses compatriotes d’origine arménienne et leur parcours d’intégration exemplaire, il a achevé de dépolitiser le 24 avril. Naguère, on défilait dans les rues pour revendiquer une demande de justice et de réparation. Aujourd’hui, on parle de libérer les Artsakhiotes otages de Bakou mais on peine à énoncer un discours tangible et surtout porteur de sens. Cette dépolitisation de la question du génocide est aussi le fait du gouvernement arménien actuel qui, le couteau sous la gorge, va de concession en concession, tandis que la plupart des pays occidentaux ont cyniquement décidé de lui emboîter le pas pour ne pas se froisser avec Bakou et Ankara.
Une communication inefficace
Face à ce qui s’apparente à un renoncement en cascade, les militants de la diaspora peinent à élaborer un agenda, une vision et un programme pour les décennies à venir. Dans ce contexte, on ne pourra que se désoler qu’aucun chercheur francophone n’ait produit, à ce jour, une étude sur les conséquences psychiques de la guerre de 2020, de l’impact de la guerre hybride en cours sur les corps et surtout sur les âmes. Les journalistes experts en relations internationales qui s’aventurent à écrire sur le conflit de l’Artsakh et le différend arméno-azerbaïdjanais sont unanimes ou presque: les Arméniens n’ont pas su communiquer intelligemment et leur cause a été noyée dans un concert de pleurs et d’invectives. La lecture civilisationnelle d’une guerre opposant la barbarie à un occident chrétien n’a convaincu qu’un segment de l’opinion placé à droite et à l’extrême droite de l’échiquier politique. Sur les réseaux sociaux, les anciens militants, écœurés par les structures traditionnelles insultent, excommunient ceux qui militent encore de près ou de loin. Quand d’autres, par blessure narcissique ou par opportunisme, s’acharnent à démolir ce qui reste des partis traditionnels pour s’imposer en alternative. Dans la plupart des cas, il leur paraît plus aisé de jeter des anathèmes et de renchérir leur nationalisme plutôt que d’affronter frontalement les turco-azéris.
L’importance du déni turc
Dans les pays de la diaspora, le coup de massue causé par la lente agonie de l’Artsakh et la chronique d’une mort annoncée de l’Etat-nation arménien, empêche la production d’un discours porteur de sens. De même, le négationnisme turc et la réactivation du panturquisme ne sont pas suffisamment identifiés comme source des maux d’une nation incapable de relever la tête et de faire front efficacement quand bien même le rapport de force demeure défavorable. En cela, les structures militantes, les instances dirigeantes ont manqué à leur devoir élémentaire d’auto critique en niant l’impératif d’un reset, d’une urgence de tirer les bonnes leçons des échecs, d’imposer une césure historique entre le 8 et le 9 novembre 2020. Comme si une explosion avait soufflé la maison Arménie et que la fumée ne s’était pas encore dissipée. Dans cette guerre psychologique, il y a le manque volontaire de prise de conscience de la gravité des enjeux, le refus de voir le réel, de le comprendre et la cécité face aux mutations géopolitiques et l’influence que ces dernières exercent sur le destin du peuple arménien. En France, une nouvelle génération d’universitaires franco-turcs, franco-azerbaïdjanais avance inéluctablement dans le champ académique. Une génération se radicalise davantage grâce à la force de feu des réseaux scolaires et associatifs turcs dans l’Hexagone. Empêtrés dans des querelles d’égos, le groupe franco-arménien souffre d’une paralysie et d’un nivellement vers le bas. Car là aussi il n’y a pas eu d’avant et d’après 9 novembre, mais une polarisation exacerbée par les clivages politiques arméniens et leur reproduction absurde au sein de la diaspora. Nous sommes arrivés à la fin d’un cycle depuis des années et nous n’acceptons pas de le reconnaître.
Afin de mettre un terme à cet effondrement triple : politique, cognitif et spirituel, en référence à la corruption endémique du haut clergé, le premier pas consistera à retourner aux fondamentaux de l’identité arménienne, de son patrimoine et de ses racines. Viendra ensuite le temps de créer des structures pédagogiques réinventées de fond en comble avec en tête le souci de formuler un nouvel agenda en phase avec les enjeux. Car sans éducation, cette nation court à sa perte.
2 Comments
When do we start ?…
hélàs en gde partie réaliste