Ces trois dernières années, les relations entre l’Arménie et l’Inde ont pris une toute nouvelle tournure. Tout particulièrement en matière de défense. Il s’agit même d’un des développements les plus marquants de la géopolitique du Caucase du Sud. Ce qui n’était au départ qu’une modeste coopération s’est transformé en un partenariat stratégique global. L’Inde est devenu le principal fournisseur de matériel de défense de l’Arménie.
Un tournant dans l’artillerie arménienne
Pendant de longues décennies, l’Arménie dépendait presque entièrement de la Russie pour ses approvisionnements militaires. Mais depuis la guerre de 44 jours en 2020 qui a mené à la perte du Haut-Karabakh au profit de l’Azerbaïdjan, les choses ont changé. Erevan se tourne désormais vers de nouveaux partenaires, dont l’Inde et la France, pour moderniser ses forces armées.
Au cours des quatre dernières années, l’Arménie a signé une série d’accords avec l’Inde pour l’importation de divers produits finis, notamment des missiles, des pièces d’artillerie, des systèmes de roquettes, des radars de localisation d’armes, des gilets pare-balles et des équipements de vision nocturne, ainsi qu’une grande variété de munitions et d’obus d’artillerie.
De nouveaux changements, un coût variable
Selon Eduard Arakelyan, un expert militaire au Centre régional pour la démocratie et la sécurité basé à Erevan, au cœur de cette transformation se trouve un choix symbolique et stratégique : l’adoption du système d’artillerie de 155 mm au standard OTAN plutôt que du 152 mm au standard soviétique. Lors d’un événement à Erevan début mai, l’ancien président armenien Robert Kocharyan a mis en garde contre la hausse des coûts causés par ces changements. Selon lui, un seul obus de 155 mm peut coûter jusqu’à 5 000 dollars,
“Bien que partiellement exacts, ces chiffres ne tiennent pas compte du contexte stratégique plus large. Les prix des munitions varient considérablement selon les fournisseurs, et des pays comme l’Inde proposent désormais des obus de 155 mm à des prix bien inférieurs. Selon des données publiques, les munitions produites en Inde coûtent environ 300 dollars, soit bien moins cher que leurs équivalents occidentaux,” explique Arakelyan.
Des faits que confirme le Dr. Swasti Rao, experte géopolitique et consultante en défense auprès du ministère indien de la Défense: “L’Inde est également très fière de proposer à l’Arménie des plateformes de pointe à des prix très compétitifs. Les équipements occidentaux sont certes très chers, mais les équipements indiens sont tout aussi performants, mais à un prix abordable.”
L’experte en veut pour preuve la récente l’escalade militaire avec le Pakistan: “ je suis sûr que nos partenaires arméniens ont observé attentivement le bon fonctionnement des systèmes de défense aérienne indiens, en particulier les systèmes nationaux,” dit-elle.
L’Inde est donc un fournisseur majeur d’artillerie pour l’Arménie. Elle procure à la fois des systèmes tractés MArG et des systèmes automoteurs ATAGS.
De quoi parle-t-on avec ces termes?
Un système tracté MArG est un canon de 155 mm, non motorisé,tracté par un véhicule, généralement un camion militaire, doté de capacités de tir longue portée, précises et rapides.
Quant à l’ATAGS, c’est un canon d’artillerie lourd développé par l’Inde, capable de tirer à plus de 45km, conçu pour être à la fois tracté et monté sur camion (version automotrice) pour plus de mobilité. Il combine puissance, portée et technologie numérique.
Pour un pays comme l’Arménie, aux ressources limitées et au contexte sécuritaire instable, diversifier ses fournisseurs d’armes est non seulement stratégique, mais essentiel. Le passage au standard 155 mm, largement utilisé par les membres de l’OTAN et les puissances régionales comme la Corée du Sud, le Japon et l’Ukraine, ouvre l’accès au marché mondial. “Il facilite également l’interopérabilité, simplifie les achats futurs et réduit la dépendance à un fournisseur unique. En revanche, le calibre 152 mm, encore principalement utilisé par la Russie et la Corée du Nord, est de plus en plus isolé de la logistique de défense mondiale,” poursuit Arakelyan.
Une situation gagnant-gagnant
Si cette diversification de son arsenal est devenue capitale pour Erevan, elle représente également une aubaine pour New Delhi. L’Arménie est devenue le principal client de l’Inde pour ses systèmes d’armes finis.
“L’Inde a déjà exporté pour 24 000 crores de roupies indiennes (2,9 milliards de dollars) d’équipements de défense jusqu’à l’année dernière. Nous souhaitons porter ce chiffre à 50 000 crores de roupies indiennes (6 milliards de dollars) d’ici la fin de la décennie. Avec un tel objectif, des pays comme l’Arménie deviennent donc très importants,” explique Dr. Swasti Rao. “En ce sens, l’Arménie nous offre également l’occasion de démontrer l’efficacité des plateformes indiennes de pointe. Cela a marqué un tournant majeur dans la façon dont l’Inde envisage sa politique industrielle de défense. Deuxièmement, le ministère de la Défense a mis en place deux corridors industriels de défense phares en Inde.”
Le corridor international de transport Nord-Sud (INSTC) est une route commerciale majeure reliant l’Inde à la Russie via l’Iran. Si une grande partie du corridor traverse actuellement l’Azerbaïdjan, l’Arménie offre une alternative viable et de plus en plus attractive grâce à sa position géographique et à la modernisation continue de ses infrastructures, notamment le corridor routier Nord-Sud. Son inclusion assure résilience et diversification du commerce régional, notamment dans un contexte de tensions géopolitiques. Bien qu’encore en développement, le potentiel de connectivité de l’Arménie suscite discrètement l’intérêt d’acteurs majeurs comme l’Inde et l’Iran, en quête de routes plus sûres et plus flexibles à travers le Caucase du Sud.
La diversification de son artillerie va au-delà d’un objectif purement militaire. En rompant progressivement avec un modèle de sécurité dominé par Moscou, l’Arménie amorce un virage stratégique vers une défense plus autonome et plurielle. L’essor de partenariats, notamment avec l’Inde, marque une volonté claire de réduire la dépendance vis-à-vis de la Russie et de bâtir une architecture de sécurité fondée sur une diversité d’alliés.
Par Ani Paitjan