Quelle Église pour quelle Nation?

Par Tigran Yégavian

Si l’Arménie n’est pas encore un État-Nation, elle reste une Église-Nation. La formule n’est pas de moi mais est attribuée à l’historien français Jean Pierre Mahé, dont la citation est introuvable. Celle-ci nous rappelle combien en l’absence d’État, l’Église arménienne apostolique a joué au cours de l’histoire de ce peuple un rôle prépondérant dans sa qualité double : à la fois institution nationale et refuge de la foi.

L’affligeante polémique qui oppose le Premier ministre Nikol Pachinian au Catholicos de tous les Arméniens Karekine II et certains de ses évêques a porté un coup sévère à la dignité du chef de l’État dont les propos obscènes prononcés au Parlement ont creusé l’abîme qui sépare l’Église du pouvoir politique et affaiblissent davantage l’Arménie et ses institutions. La violence de ces diatribes relayées par l’épouse du Premier ministre Anna Hakobyan ont jeté davantage de l’huile sur le feu et choqué plus d’un observateur.

Après les partisans des anciens présidents Kotcharian et Sarkissian, voici venu le tour de l’Église apostolique… Les attaques portent avant tout sur la moralité du haut clergé, leur renoncement au vœu de célibat, leurs enfants illégitimes… Bizarrement, nous n’avons pas entendu de la bouche des dirigeants arméniens d’allusions à la vénalité des hiérarques qui, hélas trop souvent, confondent leur sacerdoce avec la quête d’enrichissement personnel.

Quelques éléments de contexte pourraient nous aider à mieux comprendre dans quelle temporalité s’inscrit cette énième polémique. Il y a d’abord l’étrange concordance temporelle entre la tenue à Berne en Suisse d’une conférence co-organisée par le Saint Siège d’Etchmiadzine, le conseil mondial des Églises et l’Église protestante de Suisse (en l’absence du Vatican) consacrée au patrimoine arménien menacé de l’Artsakh. Au point que certains éléments nationalistes y voient la main de Bakou dans l’action de N. Pachinian. Et il y a les problèmes de fonds qui demeurent irrésolus.

Relisons l’article 18 de la Constitution arménienne dans sa dernière mouture de 2015 :

1. La République d’Arménie reconnaît la Sainte Église apostolique arménienne pour sa mission exceptionnelle d’Église nationale dans la vie spirituelle du peuple arménien, son rôle dans le développement de la culture nationale et la préservation de l’identité nationale.

2. Les relations de la République d’Arménie et de la Sainte Église apostolique arménienne peuvent être réglées par la loi.

« Mission exceptionnelle », une relation entre l’Église et l’État « réglée par la loi »… Tout porte à croire que c’est le flou qui prédomine. Les dernières mesures du gouvernement arménien visant à séculariser l’Église (projet de suppression de l’enseignement de l’histoire de l’Église arménienne dans les cursus scolaires, projet d’imposer l’Église en contrepartie de la nationalisation de ses patrimoines cultuels…) ont davantage creusé l’abîme alors que le bon sens et l’intérêt général voudraient qu’un régime de concordat soit régit entre l’Église et l’État, étape essentielle vers la sécularisation et une hypothétique séparation plus tranchée. Option peu réaliste car elle fait l’impasse des traumatismes de l’histoire du peuple arménien, de la survie miraculeuse de l’Église au génocide de 1915 et au stalinisme, sans oublier le contexte actuel explosif et dramatique ainsi que les carences d’un État squelettique. Face à l’ampleur de ces défis, l’Arménie a cruellement besoin de se réformer et de changer son rapport à l’Église.

Douloureuse sortie du post-soviétisme

En 2018, dans le sillage de la révolution de velours en Arménie, et le mouvement «Nouvelle Arménie, Nouveau Catholicos » , des manifestants regroupés autour de quelques intellectuels, moines et prêtres séculiers avaient appelé à la démission de Karekine II et tenté de susciter des émules parmi une population, majoritairement indifférente aux nombreux scandales qui entachent l’institution la plus sacrée de la nation arménienne.

Certains détracteurs du catholicos sont allés jusqu’à exposer des documents déclassifiés attestant de son appartenance au KGB à la fin des années 1970, lorsque, jeune prêtre, il officiait en Allemagne de l’Ouest. D’autres voix s’offusquaient de sa relation intime avec l’ancienne secrétaire générale de l’Union Générale Arménienne de Bienfaisance, Louise Simone Manoogian, laquelle aurait exercé une influence décisive dans son élection au siège de Saint Grégoire l’Illuminateur, un certain 27 octobre 1999, jour du massacre au parlement arménien. Le nom de Karekine II a été cité dans l’affaire des Panama Papers, ces adversaires dénoncent sa pratique arbitraire et autoritaire du pouvoir, son goût du luxe et de l’argent ; ils l’accusent d’avoir transformer l’Église en une sorte de multinationale (l’Église arménienne n’est-elle pas propriétaire de la chaîne de supermarchés Nor Zovk?) où les membres du conseil d’administration seraient à peu près tous sont ses obligés, voire très proches, à l’image de son frère Yezras qui est à la tête du plus puissant diocèse de la diaspora, celui de Moscou et de Nor Nakhitchevan. Les rares hiérarques épris de foi et d’amour du prochain ont subi ses foudres, à l’image de Mgr Norvan Zakarian, primat du diocèse de France. Charge qu’il dû quitter à contre-cœur en 2013 pour incompatibilité avec le catholicos.

Pour le spectateur candide, les dérives du haut clergé arménien ont de quoi choquer. Mais si on les inscrit dans le contexte géopolitique des Églises orthodoxes ayant connu les rigueurs du stalinisme et du soviétisme, le recrutement massif de clercs au service du KGB, puis les stratégies de cooptation par le pouvoir politique, ces dérives n’ont rien de bien surprenantes, d’autant plus que le haut clergé arménien post-soviétique n’a hélas pas le monopole de la corruption si l’on tient compte des dérives funestes du Patriarche de Jérusalem dans de juteuses et illégales transactions immobilières.

Un concordat nécessaire

Énumérer les manquements de l’Église à son élémentaire devoir de témoignage de la résurrection du Christ et d’annonce du Royaume en diffusant la Bonne Nouvelle me vaudra peut-être une mise à banc, être excommunié de mon Église dont je suis un fidèle sincère et jaloux, pour faire le jeu de l’ennemi et les nombreuses sectes qui pullulent en Arménie (parole de vie, mormons, témoins de Jéhovah…), en exposant le linge sale sur la place publique. Et pourtant il suffit de relire notre littérature du XIXe siècle pour se rendre compte que ces tares citées ci-dessus n’ont rien de nouveau. Krikor Zohrab Arpiar Arpiarian, Raffi et tant d’autres grandes plumes ont en leur temps décrié l’absence de foi chez les clercs. Cela signifie qu’il faudrait rester bras croisés, se voiler la face et se résoudre à la fatalité?

Oui, l’Église à sa part de responsabilité dans le naufrage de la nation et oui, l’Église a un rôle à jouer dans la refonte de la nation. Toutefois, elle sera plus efficace si elle reste en dehors du jeu politique.

Insulter publiquement le catholicos mérite notre condamnation la plus totale car à travers sa personne c’est la nation qui est visée. Petit rappel, « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. » (Jean 8.2-11), qui sommes-nous pour juger?

Autre rappel, le pardon et la conversion restent des armes efficaces à la portée de chaque personne en quête de sens. C’est sur ce point que nous attendons une démarche salutaire appelant à la Concorde et à la Réconciliation qu’elle puisse venir du président de la République d’Arménie et du Catholicos de la Grande Maison de Cilicie dont ses qualités de médiateur sont connues et appréciées ce qui explique son rôle de leader au sein du conseil mondial des Églises.

En Arménie mais aussi dans les diocèses de la diaspora, beaucoup de fidèles de l’Église arménienne sont en grande partie dans une position de désaffiliation et ceux qui ont gardé la foi le doivent au courage et au dévouement du bas clergé dans son effort pastoral.

La situation de crise dans laquelle nous nous trouvons doit nous faire songer à la sémantique même de ce mot: lucidité. Lucidité face au besoin d’une réconciliation, d’un synode extraordinaire qui puisse rassembler aussi une délégation du catholicossat de la Grande Maison de Cilicie sur la terre d’Arménie. Cette union sacrée ne peut être un slogan romantique mais une démarche devant conduire à l’établissement d’un Concordat entre Erevan et Etchmiadzine pour contribuer au développement de l’Arménie mais aussi au renforcement de la diaspora.

Car malgré tout, l’Église reste le ciment de la nation dans sa réalité territoriale et extraterritoriale, temporelle et spirituelle. L’Église a besoin d’être réformée, c’est une évidence. Mais l’Église a avant tout besoin d’être sainte, c’est une urgence absolue.

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